Du « Cheval blême », premier album signé David B. – né Pierre-François Beauchard, en 1959, pour l’état civil – à « Monsieur Chouette », dernier opus paru ce mois à L’Association, la bibliothèque Mériadeck expose dans le cadre de Gribouillis une rétrospective de trente-cinq ans du travail d’un artiste singulier, qui vaut aussi comme un hommage. On y trouve près de 250 originaux, dont beaucoup en noir et blanc, témoins d’une maîtrise et d’une imagination graphiques impressionnantes. Une œuvre prolifique et cohérente, traversée par des thèmes récurrents – le rêve, la guerre, le fantastique, l’histoire… Avec comme pivot « L’Ascension du Haut Mal », récit autobiographique en six tomes, chef-d’œuvre multiprimé retraçant l’enfance et la jeunesse de l’auteur auprès de son frère épileptique.
Longtemps, vous étiez une figure de la « BD alternative ». Aujourd’hui, avez-vous l’impression d’être devenu une référence ?
Parfois. Mon travail est cité, on me demande des interventions dans des écoles, on me propose d’être professeur de BD… J’ai l’impression d’avoir acquis un certain statut. Mais revoir mes planches exposées – ce que je ne fais jamais d’habitude – me montre tout le chemin parcouru, ces choses oubliées. Ça me donne envie de prolonger. Aujourd’hui, je ne dessinerais plus ainsi. Mais je vois ce que j’ai acquis, en le faisant disparaître à l’intérieur de moi-même pour aller de l’avant…
À quel moment, pour quelles raisons, faites-vous appel à un coloriste ?
À L’Association, nous avons commencé en noir et blanc. Pour des raisons économiques, mais aussi parce que ça nous plaisait. Je travaille à la plume et à l’encre, je passe encore certaines surfaces au pinceau. Quand j’ai travaillé pour des éditeurs classiques comme Dupuis ou Dargaud, j’ai eu recours à des coloristes. Le noir et blanc s’impose parfois encore, comme pour « Monsieur Chouette » : il renforce son côté bizarre et fantastique.
Le rêve est un des moteurs de votre création, du « Cheval blême » à « Monsieur Chouette »…
C’est un récit onirique, un voyage nocturne. Une jeune fille qui a peur de son ombre rencontre Monsieur Chouette, un psychopompe, un personnage qui accompagne les âmes des morts sur les chemins de l’au-delà. Ce côté fantastique m’importe beaucoup. J’ai longtemps gardé la mémoire de mes rêves, une faculté que j’ai un peu perdue aujourd’hui… J’avais une technique : après un rêve, rester au lit et le repasser dans ma tête, puis me réveiller et le noter. Les rêves sont très fugaces.
« Je conçois que mon univers n’est pas toujours rigolo-rigolo mais bon, il y a quand même de l’humour dedans »
C’est un cliché, mais peut-on dire que votre création vaut comme une psychanalyse ?
Oui, c’est évident. C’est une façon de réfléchir sur mes problèmes, de faire les deuils, comme ceux liés à la maladie de mon frère, ou à la mort d’un ami dans « Monsieur Chouette ».
« L’Ascension du Haut Mal » a une place centrale dans votre œuvre. Cette expérience vous a marqué en tant qu’individu, en tant qu’artiste ?
C’est en créant « L’Ascension… » que j’ai vraiment découvert les possibilités de la BD, trouvé beaucoup de solutions graphiques, notamment pour représenter la maladie de mon frère, et que j’ai utilisé par la suite. C’est un récit autobiographique, mais pas réaliste. Avec lui, j’ai compris le pouvoir du dessin. Et aussi son pouvoir physique sur moi : je pouvais faire partir la douleur héritée de cette histoire, en la dessinant sur le papier…
L’exposition présente une partie de votre bibliothèque. On y trouve seulement deux auteurs de BD : Hugo Pratt et Jacques Tardi…
J’aurais pu en mettre beaucoup d’autres. Mais pour le noir et blanc, ce sont les deux dessinateurs qui m’ont le plus marqué. Enfant, je lisais « Tintin », « Astérix », les choses habituelles. Tout à coup, « Corto Maltese » est apparu dans « Pif Gadget. » C’était d’un niveau supérieur dans le dessin, mais aussi dans le récit, beaucoup plus mûr. On ne nous prenait plus pour des enfants, ma génération a tout de suite accroché. Ensuite, j’ai découvert Tardi, dans « Pilote ». Son travail m’avait beaucoup frappé.
On trouve aussi beaucoup d’auteurs fantastiques, de contes…
À une époque, j’étais très intéressé par la mythologie, la kabbale, etc. Par ces auteurs qui mêlent le fantastique au quotidien, comme Bruno Schulz. Et je suis toujours passionné par les histoires de l’Eurasie, de l’Europe et l’Asie.
Par leur graphisme aussi ?
Enfants, nos parents nous avaient emmenés au Louvre. Les œuvres assyriennes, babyloniennes m’avaient beaucoup frappé. Et les miniatures japonaises, persanes, ont été une grande source d’influence.
Quel est votre rapport à la perspective ?
Justement, ce qui me plaisait dans les bas-reliefs assyriens ou égyptiens, c’est qu’il n’y avait pas de perspective. Ils trouvaient des solutions, faciles à reproduire, que je copiais beaucoup : les rois, les dieux, étaient plus grands que les autres, etc. C’est une symbolique facile pour un enfant et j’ai gardé des traits de cet art dans mon dessin. J’use parfois de la perspective, mais j’aime bien les images à plat. Cela me permet de représenter non pas la réalité, mais un peu ce qu’il y a derrière. C’est un moyen d’explorer l’invisible.
On expose aussi un teaser, issu d’un projet de film « L’Ascension du Haut Mal ». Où en est-il ?
C’est le monde du cinéma, ça prend beaucoup de temps. Ce projet existe depuis dix ans mais le producteur a du mal à réunir l’argent nécessaire. Certains trouvent le projet intéressant mais trop noir, trop triste. Il y a quelques années, des producteurs américains m’ont dit : « Il faudrait peut-être un happy end… » Je leur ai répondu : « Happy end ? Mon frère est en fauteuil roulant… ». Et il y a deux ans, il est décédé. Je conçois que mon univers n’est pas toujours rigolo-rigolo, mais il y a quand même de l’humour dedans ! Et puis c’est la vie, c’est notre vie avec mon frère…
Avez-vous encore beaucoup d’histoires à raconter ?
Je voudrais faire la suite et fin de « L’Ascension du Haut Mal », un 7e tome qui racontera la mort de mon frère. C’est important, même si je ne suis pas sûr que j’en aurai fini avec mes histoires de famille… Et par ailleurs, j’ai encore plein d’histoires, j’en invente tout le temps. Je n’aurai jamais assez de ma vie pour achever tout ce que je suis en train de faire. Mais j’ai pris de la bouteille : je prends les choses une par une.
Exposition David B., jusqu’au 25 octobre à la bibliothèque de Mériadeck, Bordeaux. www.gribouillis.fr

David B redécouvre ses planches originales lors du vernissage de l’exposition, le 10 septembre dernier.
Stéphane Monserant

“Je pouvais faire partir la douleur héritée de cette histoire, en la dessinant sur le papier…”
Stéphane Monserant