Clifford Thompson planche sur un problème mathématique : quel est le juste prix d’une baignoire en cuivre ? Pour l’heure, le prix de vente au détail recommandé pour les baignoires artisanales que son entreprise familiale de Greensboro, en Caroline du Nord, importe d’Inde tourne autour de 3 300 dollars [2 832 euros]. Mais les droits de douane de 50 % imposés par le président Donald Trump sur les importations de cuivre et sur les produits indiens obligent Thompson Traders à revoir ses prix – et ça n’est pas si simple.

La dernière semaine d’août, les taxes sur les produits indiens ont doublé pour atteindre 50 % – mais c’était avant qu’une cour d’appel, le 29 août, ne juge illégaux certains des droits de douane [en contestant la réalité de la “situation d’urgence nationale déclarée” justifiant ces mesures] et ne renvoie à la Cour suprême la responsabilité de trancher.

Une menace sur l’économie

Les négociations entre l’entreprise de Caroline du Nord et ses distributeurs sur la plus minime hausse de prix sont d’une lenteur exaspérante. Clifford Thompson, président de la société fondée par sa mère, Alejandra Ochoa de Thompson, n’est pas sûr de ce que le consommateur, très sensible à l’inflation, est prêt à accepter, pas plus de ce que la concurrence a l’intention de faire. Dans l’entrepôt de l’entreprise, qui compte 30 salariés, il confie :

“Tout le monde se gratte la tête : que faut-il faire, quelle est la bonne décision, que répercuter sur les prix ?”

Les nouveaux droits de douane planent telle une menace sur l’économie américaine. Jusqu’ici, la guerre commerciale lancée à l’échelle mondiale ne s’est pas traduite par une flambée des prix. C’est essentiellement parce que les entreprises ont absorbé la hausse des coûts, mais cela pourrait ne pas durer. Leurs stocks constitués avant la hausse des droits de douane commencent à s’épuiser, et elles ne vont pas pouvoir reporter indéfiniment des choix épineux.

La hausse des prix qui vient

Le président de la Réserve fédérale [la banque centrale américaine], Jerome Powell, a expliqué, à la fin d’août, que les effets des droits de douane sur les prix à la consommation étaient “désormais clairement visibles” pour certaines catégories de produits, et qu’ils devraient s’accumuler dans les mois à venir.

À en croire un sondage de la banque [régionale] de la Réserve fédérale de Richmond [en Virginie], environ 38 % des entreprises sont peu ou pas du tout certaines des prix qu’elles comptent facturer d’ici à la fin de l’année, et près de 60 % d’entre elles sont peu ou pas du tout certaines des coûts des matériaux d’ici à la fin de 2025.

Chez Thompson Traders, on confirme que ce flou de tarification ne peut pas durer : impossible d’absorber des taxes à l’importation à deux chiffres sur tant de produits. Si l’entreprise ne peut pas augmenter suffisamment ses prix d’ici à la fin de 2025, peut-être faudra-t-il faire des choix difficiles, par exemple des coupes claires dans le budget marketing ou dans la rémunération des cadres, dit Clifford Thompson.

Renégocier ou attendre ?

Car réviser ses prix n’est pas si simple. En partie parce que les fournisseurs et la grande distribution ferraillent âprement pour savoir qui paiera quoi. Des distributeurs comme [les magasins d’ameublement] Lowe’s et Home Depot achètent à Thompson Traders des produits dont ils déterminent seuls, ensuite, le prix de vente dans leurs magasins. Et ils rechignent à acheter plus cher à Thompson Traders.

En mai, l’entreprise a demandé à Lowe’s de payer 4 % ou 5 % de plus pour ses éviers de cuisine fabriqués en Turquie, qui venaient d’être frappés d’un surplus de taxe à l’importation de 10 %. Les éviers en argile réfractaire sont généralement vendus en boutique entre 249 et 499 dollars [entre 215 et 430 euros environ], selon leur taille.

Pour justifier la hausse du prix, Chris DeVillers, chargé au sein de Thompson Traders de négocier avec la grande distribution, avait soigneusement listé le coût des produits, des taxes et des frais de transport. En juillet, toujours sans réponse, il a relancé Lowe’s. Et puis, à la toute fin de juillet, Donald Trump a fait passer à 15 % les droits de douane sur les biens turcs.

Lowe’s, qui n’a pas souhaité répondre à nos demandes, a fini par consentir à la mi-août à une hausse de 4 % ou 5 % du prix d’achat de certains éviers, mais pas tous, explique Chris DeVillers. Celui-ci n’est pas reparti à la charge pour demander davantage après la hausse des taxes, notamment parce qu’il n’est pas sûr qu’elles restent à 15 %. Thompson Traders va peut-être devoir “faire avec”, reconnaît-il.

“Je n’en sais rien.”

Home Depot a aussi accepté des hausses de prix sur certains produits, mais pas sur la totalité, précise Thompson Traders. Là non plus, la société n’a pas cherché à renégocier après la nouvelle hausse des droits de douane sur les produits turcs annoncée en juillet.

Home Depot, qui refuse de s’exprimer sur un fournisseur en particulier, nous renvoie aux déclarations de son vice-président chargé de la commercialisation, Billy Bastek, lors d’une téléconférence sur les résultats en août. La hausse des droits de douane va se traduire, a-t-il annoncé, par “de modestes évolutions de prix dans certaines catégories”, mais Home Depot est “farouchement attaché” à la protection du pouvoir d’achat de ses clients.

Comment appliquer les nouvelles règles ?

Clifford Thompson comprend bien que les distributeurs, “eux aussi dans une position très délicate”, redoutent que les hausses de prix demandées par des milliers de fournisseurs n’aggravent encore l’inflation et ne sapent la demande. C’est précisément pourquoi son entreprise sollicite le moins souvent possible les grandes enseignes, même si les droits de douane changent d’une semaine à l’autre, poursuit-il.

“Nous ne pouvons pas revenir deux semaines plus tard en mode ‘Ah, désolés, en fait ce serait ça, notre nouveau prix’. Ils ne travaillent pas comme ça.”

L’entreprise redoute, en raison des droits de douane très élevés sur le cuivre, de devoir arrêter la commercialisation de certains articles, notamment un évier en cuivre vendu 450 dollars en magasin. Chris DeVillers n’a pas fixé son nouveau prix, mais si les taxes restent à leur niveau actuel, celui-ci pourrait grimper à 800 dollars – et ce serait probablement trop pour les distributeurs. En août, l’incertitude sur les prix a déjà poussé Thompson Traders à demander au fabricant indien de suspendre la livraison de 50 baignoires en cuivre qui étaient prêtes à partir.

Les entreprises ont aussi du mal à décider de leur politique de prix tant la façon dont le tarif douanier est appliqué manque de clarté. Alejandra Thompson de Jordan, la sœur de Clifford, est directrice marketing pour les produits haut de gamme de l’entreprise, dont beaucoup sont fabriqués au Mexique. Elle a passé des jours à analyser le marché, pour dresser une nouvelle liste de prix pour les éviers en cuivre et en laiton, les hottes de cuisine décoratives et autres articles dont elle est chargée.

Il y a quelques semaines, elle s’apprêtait à l’envoyer à sa clientèle de distributeurs et d’architectes d’intérieur quand son autre frère, J. J. Thompson, l’a appelée pour la prévenir que les estimations de taxes sur le cuivre faites par l’entreprise étaient peut-être fausses.

Chris DeVillers avait passé la moitié de la nuit à éplucher des documents publiés par les services des douanes des États-Unis et en avait conclu que la taxe de 50 % sur le cuivre et le laiton s’appliquait sur la valeur des matières premières utilisées dans le produit et non sur la valeur du produit fini. Autrement dit, le surcoût induit par les droits de douane était sans doute inférieur à ce qu’ils avaient calculé, et les nouveaux prix établis par Alejandra Thompson trop élevés, raconte celle-ci.

Pour en avoir le cœur net, Chris DeVillers et J. J. Thompson ont alors contacté trois agents de douane pour avoir leur avis, et ces derniers leur ont fait trois réponses différentes. Ce qui embête bien la directrice marketing :

“Je n’ai toujours pas envoyé mes nouveaux tarifs. Et ça me crée des angoisses.”

Pour certains produits comme les baignoires en cuivre, Thompson Traders étudie le marché et ce que font ses concurrents avant d’annoncer une hausse de prix à ses revendeurs. L’entreprise épluche les sites Internet de ses concurrents et se rend dans les showrooms pour observer les évolutions tarifaires du secteur.

Relocalisation impossible

Thompson Traders a bien envisagé de fabriquer certains de ses produits aux États-Unis, mais les obstacles sont trop grands. L’entreprise fait venir nombre de ses articles en cuivre et en laiton martelés à la main d’une petite ville du Mexique où la chaudronnerie d’art est une tradition remontant au Moyen-Âge, précise Clifford Thompson. Et retrouver un tel savoir-faire aux États-Unis nécessiterait des investissements qui ne sont pas dans les moyens d’une petite entreprise.

D’autres inconnues en matière de taxes douanières planent sur plusieurs pays fournisseurs de Thompson Traders. Les négociations de l’administration Trump avec le Mexique en vue d’un éventuel accord commercial qui pourrait modifier les droits de douane prélevés sur les importations venues de ce pays sont toujours en cours [à la fin de juillet, Donald Trump a reporté le délai d’application des surtaxes de quatre-vingt-dix jours].

Trump n’a pas non plus conclu d’accord avec la Chine, d’où Thompson Traders importe ses bondes d’évier. L’entreprise n’exclut pas non plus de nouveaux changements dans la politique douanière américaine avec l’Inde, la Turquie et d’autres pays. “Si les Américains estiment que ces droits de douane sont la meilleure chose pour notre pays, alors ça nous va, dit Clifford Thompson. Tout ce que nous demandons, ce sont des éclaircissements. Histoire de pouvoir dire : ‘C’est bon, voilà notre prix.’ Et passer à autre chose.”