[Cet article a été publié pour la première fois sur notre site le 5 juillet 2025, et republié le 14 septembre dans le cadre de nos Journées portes ouvertes]
Vos enfants ne savent sans doute plus lire. Ce n’est pas moi qui le dis mais Jonathan Bates, professeur de littérature anglaise à Oxford. Après avoir passé des dizaines d’années à faire lire du Dickens à de jeunes rats de bibliothèque, Bates s’est rendu compte récemment que “de nombreux étudiants, au lieu de lire trois romans par semaine, avaient du mal à lire un seul ouvrage en trois semaines.”
Et si les meilleurs étudiants du pays n’arrivent pas à finir David Copperfield en trois jours, autant dire qu’il y a du souci à se faire pour nos enfants. Et vous ? Lisez-vous plus que vos parents ? Que vos grands-parents ?
Sans doute pas. Moi en revanche, je peux dire que oui. L’autre jour, je me suis rendu compte que, depuis dix ans, je tenais une liste de tous les livres que j’avais lus. Ils sont classés par année, par titre et par auteur et dans l’ordre dans lequel je les ai lus. Cette liste est le fil conducteur le plus stable de ma vie, qui traverse et structure toutes mes autres activités. Si j’étais écrasé par un bus demain, on pourra écrire sur ma tombe : “Entre 2014 et 2024 il avait lu 828 livres”.
Mais pourquoi un tel stakhanovisme ? J’ai appris avec effroi – grâce à ChatGPT et non un auteur – qu’il faut environ dix heures pour lire un roman de 300 pages. 600 heures de cours pour réussir à parler français, 2 000 heures pour apprendre à monter correctement à cheval, et seulement 70 heures de conduite pour réussir le permis sans tuer personne.
Tout l’intérêt de la lecture, c’est son côté secret
Pourtant entre 2014 et 2024, j’ai passé 8 280 heures à lire. Si j’avais fait preuve de cette même discipline inhumaine pour acheter des cryptos, je serais sûrement millionnaire. J’aurais pu aller à la salle de sport. Et j’aurais vraiment dû apprendre à conduire plutôt que de passer autant de temps avec D. H. Lawrence. Pardonnez-moi mais Lawrence était surtout un cocu psychopathe qui écrivait de la poésie à ses heures perdues.
Ces 8 000 heures pourraient passer pour de la vantardise. Mais quelle gloire pourrais-je bien tirer de ce record ? Il n’y a pas de tournoi annuel des lecteurs compulsifs et personne ne va au pub pour essayer de convaincre les gens de lire plus de romans de Milan Kundera. Tout l’intérêt de la lecture, c’est son côté secret. Alors, si les étudiants en littérature et les élèves de collège et de lycée lisent de moins en moins, passent-ils vraiment à côté de quelque chose ?
Je n’en suis pas si sûr. Qu’ai-je vraiment retiré de la lecture du chef-d’œuvre moderniste de l’entre-deux-guerres de Robert Musil L’homme sans qualités ? Une chose est sûre, l’écriture de ce pensum n’a pas fait le bonheur de Musil. Il n’a jamais réussi à finir ce roman sans intrigue de plus de 1 000 pages. Un matin de 1942, Musil a eu une crise cardiaque dans son bureau. Il travaillait sur son roman depuis plus de vingt ans.
Après avoir gâché sa vie, la lecture et l’écriture ont donc fini par avoir enfin sa peau. Il était plus facile pour lui de mourir que d’essayer de finir son livre. Quant à moi, il m’a fallu sept mois, avec de longues pauses afin de faire des provisions d’air frais et de lumière, pour venir à bout de son roman. Et je suis incapable de m’en rappeler un traître mot. La triste vérité, c’est que je me serais beaucoup plus amusé si j’avais regardé des vidéos de chiens qui pètent sur TikTok à la place.
Vous me direz que se souvenir des livres qu’on a lus ne doit pas être l’objectif premier de la lecture, qu’utilitarisme et littérature ne font pas bon ménage. Et vous me parlerez du plaisir de la réflexion solitaire, du bonheur de laisser votre esprit vagabonder en territoire inconnu et hostile… Mouais, peut-être. En réalité, ces 8 000 heures à fréquenter les grands auteurs m’ont surtout beaucoup appris sur la lecture en tant qu’activité.
J’ai découvert que le plaisir de la lecture est décuplé quand on lit dans un bain avec un verre de vin. Que les audiolivres ne comptent pas. Qu’avec l’âge, vous oublierez tout des livres que vous lisez, et encore plus si vous êtes adepte de la liseuse. Que les annotations et les passages soigneusement soulignés ne servent à rien. Car quand on finit par relire un livre couvert de ces gribouillis, on découvre une triste vérité qui s’applique à bien des aspects de la vie : ce qui paraissait à l’époque très profond est soit ridicule, soit inintéressant.
Des conséquences dramatiques
En matière de lecture, Montaigne conseillait surtout de privilégier le plaisir. “Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles ; je les laisse là. Je ne fais rien sans gaîté.” Mais soyons honnêtes, Montaigne était un aristocrate bordelais du XVIe siècle qui vivait dans un château et côtoyait les grands de ce monde. Il n’avait jamais eu à faire de critiques de livres pour payer son loyer.
On pourrait aussi dire, comme un universitaire soporifique l’a écrit dans le New York Times récemment, que la lecture développe l’empathie. Et que les hommes devraient lire Sally Rooney pour se débarrasser de leur masculinité toxique.
Outre le fait que les deux derniers romans de l’autrice irlandaise sont très mauvais, cet argument est complètement idiot. Mao dormait avec des montagnes de livres sur son lit. Staline était un grand lecteur et annotait soigneusement ses lectures avec un crayon bleu. Hitler collectionnait les livres dans sa bibliothèque à Berchtesgaden. Peut-on vraiment croire que s’ils avaient lu Virginia Woolf, ils n’auraient pas zigouillé des millions et des millions de personnes ?
D’ailleurs il est fort probable que si on forçait un jeune ado acnéique ignare de 14 ans à troquer ses vidéos d’Andrew Tate contre la lecture d’un roman de Sally Rooney, il se radicaliserait beaucoup plus vite. Mieux vaut l’amener gentiment à regarder des vidéos des meilleurs buteurs sur sa tablette.
Pour défendre la lecture, Bates poursuit : “Nourrir sa réflexion grâce à une lecture intensive des grandes œuvres de la littérature est excellent pour la santé mentale”. Pas si sûr. Il suffit de penser aux exilés et aux grands voyageurs qui hantaient les cafés européens avant la Grande Guerre – de futurs révolutionnaires comme Lénine, plongés dans les théories militaires de Clausewitz à l’abri d’une bibliothèque suisse – pour se rendre compte que dans certaines circonstances, “nourrir sa réflexion grâce à une lecture intensive” peut avoir des conséquences dramatiques.
Il y a de grandes chances qu’avant de mourir, nous assistions à la disparition pure et simple de la lecture. L’écriture sera réservée aux intelligences artificielles et aux auteurs jeunesse les plus vendeurs. Nous resterons là, comme les habitants de la caverne de Platon, fascinés par des ombres sur un mur. On dit que ce sera la fin de la civilisation. Mais je suis prêt à parier que la plupart d’entre nous s’amuseront beaucoup plus.