[Cet article a été publié le 30 mars 2025 et republié le 14 septembre dans le cadre de nos Journées portes ouvertes.]
Voici un demi-siècle que je vis lié à ce pays, “le véritable paradis sur Terre par la grâce de Dieu”, selon Heinrich Heine [1797-1856]. Cet habitant de Düsseldorf [et de Paris] se qualifiait de “Français allemand” et était le plus français des Allemands. Heine s’était rendu dans la partie de la France qui est devenue mon deuxième chez-moi, la Bretagne, “pour collecter de belles chansons populaires”, mais ce qu’il a trouvé, “ce furent des gens brûlant d’enthousiasme pour la Révolution”…
Je n’ai encore jamais vu “ma France” comme en ce moment : en plein désarroi – et surtout troublée par son propre désarroi. C’est comme la peur de la peur chez ceux d’entre nous qui sont enclins à la névrose, elle est plus grave que toute peur concrète et engendre en permanence de nouvelles peurs. La réalité brute à laquelle la France est confrontée est déjà dure. Les vieux réflexes, les vieux instincts, les cabrioles, les astuces qui ont toujours aidé ne servent plus à rien. Le sentiment français, qui est si merveilleusement formé aux convictions les plus profondes, est rongé par le désarroi.
Pour être clair : je suis de parti pris, passionnément de parti pris. Je ne regarde pas ce pays avec la tête froide, ceci n’est pas un éditorial. Je vénère la France, avec la tête mais surtout avec le cœur. Depuis ma jeunesse, je suis désespérément “français”, comme tant d’autres Allemands, en particulier ceux de ma génération des boomers tardifs (je suis né en 1966) qui, par leur naissance dans l’ouest de l’Allemagne, sont tombés sur des personnes – parents, enseignants, premiers protecteurs – qui avaient connu la guerre contre cet “ennemi juré”, mais qui étaient également inspirées par une profonde soif de ce voisin : Camus, Sartre, Beauvoir, Foucault, Jacques Brel, Godard ou Jacques Tati.
Pour moi, la France a très tôt été le pays des idées, et même une mine d’idées. Quand on est un “Français allemand”, on idéalise la France. Bien entendu, c’est une erreur et pourtant, c’est une bonne chose. Un admirateur voit peut-être l’essentiel, il a peut-être le regard plus clair.
Les Lumières et l’“union des peuples”
Le vaste groupe des “Français allemands” existe depuis le début du XIXe siècle : Börne, Büchner, Heine, Wagner, Herwegh, Marx, Liszt avaient été poussés à franchir le Rhin par le despotisme allemand – la politique était dure. “Plutôt la liberté avec les Français que la servitude avec les Prussiens”, telle était la solution.
Nombre de mes auteurs préférés, de mes compositeurs, peintres, artistes, penseurs, philosophes préférés viennent de France. Il en va de même de mes plats et saveurs préférés – qui sont toujours enracinés dans la terre, la mer, le terroir* –, de mes vins et alcools préférés. Mais surtout, ce sont mes idées préférées qui viennent de France. Celles des Lumières, de la démocratie moderne, de la république, de l’égalité, de la laïcité, de “l’union des peuples européens”.
Qu’on lise le discours fait par Victor Hugo lors de l’ouverture du Congrès des amis de la paix universelle à Paris en 1849 : “Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne.”
Il y a cependant deux idées qui forment la base de tout le reste : la liberté et un universalisme radical. Toutes deux sont apparues en France et toutes deux sont, comme nous le verrons, plus d’actualité que jamais. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 en est certainement la manifestation la plus impressionnante. Ce texte constitue le plus beau distillat imaginable de l’humanisme français et pourtant résolument global, “car cette Déclaration des droits de l’homme, sur laquelle repose toute notre science politique, considère Heine, n’est pas originaire de France, où elle a certes été des plus glorieusement proclamée, mais du Ciel : de la patrie éternelle de la Raison”.
C’est un code de la Raison, dans lequel diverses contradictions se sont glissées – comme c’est le cas concrètement de tout ce qui est historique. En effet, ces dispositions ont beau postuler l’égalité des droits pour tous, elles se concentrent sur une élite masculine, blanche et bourgeoise.
S’attaquer aux inégalités économiques et sociales
Il faut aujourd’hui purger fondamentalement ce texte de tout particularisme ou eurocentrisme, non pour mettre l’universalisme de côté, comme le souhaiteraient tant de forces des ténèbres, mais pour le renforcer, pour le rendre véritablement universel. Ce qui signifie pour les démocraties occidentales en cette année 2025 : s’attaquer aux extrêmes inégalités économiques et sociales, dont l’ampleur se rapproche de celles du XIXe siècle – en France, comme dans toutes les démocraties occidentales. L’Histoire nous a appris que les tensions provoquées par des inégalités aussi drastiques ne débouchent pas sur une lumineuse révolution de la Raison mais sur des catastrophes autoritaristes.
L’inégalité des conditions de vie frappe comme une triste caricature dans la capitale française. Paris n’est désormais un rêve que pour des personnes très aisées ; pour les autres, c’est-à-dire la plupart des gens, c’est un cauchemar de banlieues*. Un constat que l’on peut aisément transposer, à une échelle un peu différente, à des villes comme Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nice, comme à tous les beaux coins et côtes du pays.
La plage* ? Le privilège de la plage privée n’existe certes pas depuis la Révolution, mais il n’est pas nécessaire : l’argent régit la séparation sociale entre les campings, relégués loin à l’intérieur des terres, et les belles demeures de la côte bien plus efficacement que le droit de la propriété prérévolutionnaire. Si la plage était un des lieux sans classe utopiques de France – comme le Café central* des petites villes –, où la famille du maire passait une journée aux côtés de celle du boulanger, du cordonnier et de l’instituteur, c’est désormais du passé sur certaines côtes.
La France socialiste façon RDA
Comme je l’ai dit, voilà trente ans que la Bretagne m’accueille chaleureusement pour quelques mois dans un petit village près de Concarneau, la “ville bleue”, où mon commissaire Dupin* résout toutes ses affaires. Mes parents habitent également dans un village français, encore plus petit que le mien, tout au sud, à une demi-heure de Perpignan. La France profonde*.
Jörg Bong, alias Jean-Luc Bannalec
Jörg Bong, alias Jean-Luc Bannalec, est l’auteur de romans policiers bretons mettant en scène les enquêtes du commissaire Dupin. Best-sellers en Allemagne, traduits dans une douzaine de pays et adaptés à la télévision (sur France 3 en France), ses histoires, vendues à plus de 6,5 millions d’exemplaires, se déroulent dans le décor du Finistère sud, la deuxième patrie de l’auteur allemand, où ses romans inspirent désormais des circuits touristiques. Jörg Bong est également membre honoraire de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire.
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C’est là que vit la France qui ne comprend pas ce qui lui arrive en ce moment. Quand je vais voir mes parents là-bas, je ne peux m’empêcher de repenser à une phrase de ma super professeure d’histoire. Je fréquentais une école allemande bilingue et ma professeure d’histoire était une Française, pull à col roulé noir sévère, Gauloise sans filtre, existentialiste, bien sûr. Un jour où on débattait de l’ordre de l’après-guerre, elle déclara fièrement que si on regardait la vie dans les communes, la France était organisée de façon socialiste comme la RDA.
Le long du Rebenty, une rivière furieusement romantique [affluent de l’Aude], on trouve huit de ces minuscules villages pittoresques comme celui dans lequel habitent mes parents, des forêts denses grouillant de sangliers ; quelques kilomètres plus loin, les châteaux cathares, au sud, la montagne, on est vite à 3 000 mètres ; les plus belles plages de la Méditerranée sont à 40 minutes. Regardons un peu le quasi-socialisme que ma professeure évoquait jadis. Que voyons-nous ?
Toutes ces communes minuscules possèdent leur mairie*, avec un drapeau, le maire élu et une collaboratrice à l’intérieur, une petite voiture de la commune, un cantonnier* qui s’occupe des rues et fait aussi office de concierge du village. Le maire invite tous les habitants au moins quatre fois par an – au début et à la fin de l’été, pour la fin de la Première Guerre mondiale et pour le nouvel an. On mange et on boit bien, aux frais de la commune, on raconte des histoires, on discute toujours jusqu’aux petites heures du matin.
Situé à la limite de la montagne, le village de mes parents, 52 habitants seulement, est raccordé à l’Internet très haut débit ; le bus scolaire vient tous les jours de Quillan, à 20 kilomètres, pour deux enfants. La commune possède trois appartements, qui sont habités par des personnes “du Nord” en recherche d’emploi, le loyer est payé par l’État. Si un habitant a une blessure qui s’est infectée, quelqu’un vient le lendemain du centre médical distant de quelques kilomètres pour lui faire une prise de sang. S’il y a de quoi s’inquiéter et que la personne ne peut pas se déplacer par ses propres moyens, l’État la conduit au centre.
Une salle pour tous, un train à l’heure, un rêve
La mairie* comporte une petite bibliothèque avec des livres et des DVD, plus une armoire à vêtements. Il y a aussi une autre salle que chacun des 52 habitants peut utiliser pour ceci ou cela, par exemple pour une fête privée – gratuitement. On peut aller à Perpignan en bus moyennant un euro et en revenir pour un autre euro, 65 kilomètres dans chaque sens. Les routes sont en excellent état. On peut régler sa montre sur les trains à grande vitesse (TGV)* qui arrivent à Perpignan, un véritable rêve pour les pauvres Allemands.
Inutile d’être un expert en économie pour calculer ce que coûtent l’organisation administrative du village et les économies que l’on réaliserait si on avait une seule mairie pour toute la vallée. La conclusion économique est simple, mais quelles seraient les conséquences pour ce minuscule village des Pyrénées ?
Cette infrastructure suffit déjà à peine à maintenir le village en vie. Qu’on la réduise même un peu, et il meurt. De Gaulle voulait une république profondément sociale mais, en même temps, fermement ancrée dans l’économie de marché. Mais que faire quand les caisses sont vides ? et les suivantes aussi, et celles d’encore après, aussi ? quand l’économie de marché chancelle ? quand la France est, comme en ce moment, endettée non gravement mais catastrophiquement ?
Certains crient : “Réduisons tout !” D’autres : “Défendons tout bec et ongles !” Les deux camps se disent patriotes, certains invoquent l’art de vivre à la française. Les extrémistes de gauche comme de droite poussent de hauts cris : Le Pen et Mélenchon sont unis par l’euroscepticisme, l’antidémocratisme, et bien sûr l’antisémitisme ; leurs meetings font penser aux “héros au pied de chaise” de Gottfried Benn [1886-1956], qui se battent dans les bistrots. Le Rassemblement national et La France insoumise ont joint leurs forces pour faire tomber le gouvernement libéral [celui de Michel Barnier, censuré en décembre 2024].
Les démocrates broyés
Les choses se corsent et quand les choses se corsent, ma chère France pourrait se rappeler que son métier, c’était justement de savoir trouver un équilibre entre ses contradictions. Il n’y a donc qu’une solution : il faut que tous les démocrates français de tous les camps démocratiques s’unissent – les progressistes, les conservateurs, les religieux, les verts et les vrais libéraux. En ce moment, les démocrates sont broyés entre les forces d’une gauche rétrograde et stupide, celles d’une droite fasciste et celles d’un libéralisme libertarien et hautement élitiste.
Le président Macron est à la fois intelligent et complètement idiot – l’arrogance est une forme particulièrement marquée de bêtise –, mais avec ses beaux discours et sa capacité à cajoler, il serait assurément équipé pour faire le nécessaire. Il faut qu’il tente aujourd’hui pour la France les projets audacieux et justes qu’il avait mis en avant pour l’Union européenne en 2019 : concilier les contradictions, trouver un compromis social. Il pourrait prendre les Français par leur fierté légendaire ! Le pays s’y prête parfaitement : c’est exactement dans cet universalisme français que réside l’avenir.
N’oublions pas qu’il y a quand même beaucoup de choses qui fonctionnent très bien en France. Voir les derniers Jeux olympiques. La France avait inventé les Jeux modernes à la fin du XIXe siècle et les a réinventés à cette occasion pour donner des moments fantastiques. Le miracle du travail d’équipe de Notre-Dame pourrait être l’allégorie de la reconstruction intérieure : quand les Français s’unissent, c’est incroyable ce qu’ils parviennent à réaliser.
L’amitié franco-allemande aux oubliettes
Et nous, les Allemands ? Notre boycott de facto des grands projets européens de Macron en 2019, la froideur glaciale d’Angela Merkel, furent de graves erreurs de portée historique ; notre désintérêt, la fermeture des instituts Goethe de France [trois sur cinq ont fermé fin 2023], une stupidité mémorable : on dirait que nous cherchons à galvauder cette amitié franco-allemande qui présente tant de valeur pour le monde, ou du moins pour l’Europe. Pourquoi n’y a-t-il toujours pas de politique étrangère vraiment commune ? pas d’armée commune ? pas de rapprochement vers une politique économique et financière commune ? Qui est-ce qu’on attend ?
Ludwig Börne a dit : “La France est le cadran de l’Europe, où l’on voit l’heure qu’il est…” Un mouvement fascistoïde avec plus de 30 % des voix ; des socialistes doctrinaires ; un conservatisme qui glisse vers le pur populisme ; un libéralisme qui tourne au néolibéralisme antidémocratique ; une démocratie sociale découragée et fossilisée… Un seul de ces éléments suffirait à menacer la démocratie.
Ce qui se prépare ressemble fort à la tempête du siècle. Il ne faut pas ignorer cette catastrophe. L’Europe a besoin de la France, l’Allemagne a besoin de la France, et surtout de la France “éternelle patrie de la Raison”.
* En français dans le texte.