Florence et Daniel Cathiard, propriétaires du domaine bordelais Château Smith Haut Lafitte, viennent d’inaugurer un édifice baptisé «Gaïa», dédié à la dégustation mais surtout symbole de leur engagement pour le respect de la nature.
Chez les Cathiard, au Château Smith Haut Lafitte, grand cru classé de Graves, on distingue les jeunes vignes des autres. À chaque plant son traitement, selon son ancienneté. Les plus âgés – ceux qui ont dépassé le quart de siècles – ont leur cuvier, majestueux, classique et statutaire, au cœur du château historique. Dans leur grande maturité, les cépages de cabernet sauvignon, merlot, cabernet franc et autres se montrent moins généreux, produisent des volumes moindres que lors de leur jeunesse, mais leurs raisins de qualité supérieure vont produire le grand vin du domaine, le « premier » comme on l’appelle à Bordeaux. C’est ce précieux jus qui fait la gloire de la propriété, affole la critique et dont les ventes permettent, les bonnes années, de nouveaux investissements.
Il y a une dizaine d’années, Florence et Daniel Cathiard décident d’offrir aux raisins issus de leurs jeunes vignes – destinés à l’assemblage du Petit Haut Lafitte et des Hauts de Smith -, un écrin pensé seulement pour eux. Un chai va sortir d’une ancienne carrière de gravier. Dès sa création, ce bâtiment à demi enterré est qualifié de « furtif ». Et pour cause. Bien malin celui qui devine la présence d’une installation vinicole derrière le rideau de chênes verts, sous un toit qui dépasse à peine le niveau du sol, aujourd’hui recouvert par la végétation, où l’on peut croiser blaireaux, chèvres, lamas et poules… Dix ans après sa construction, l’édifice demeure avant-gardiste. Autosuffisant en électricité grâce, entre autres, à des panneaux solaires, son bilan énergétique est négatif. Lors de chaque campagne, la captation de 20 tonnes de dioxyde de carbone liée a la fermentation des raisins permet de produire 8 tonnes de bicarbonate de soude qui sont elles-mêmes utilisées dans la culture de spiruline. L’installation est citée en exemple lors de la COP21 et inspire des constructions similaires, à Bordeaux comme en Californie.
Pensé comme un buisson verdoyant
La semaine dernière, les Cathiard inauguraient un nouvel édifice, baptisé « Gaia », situé dans la continuité de cette installation hors norme. « Gaïa est pensé comme un buisson verdoyant. Son architecte, Jeremy Nadau, est le fils du concepteur du chai furtif » précise Florence Cathiard. Vu de l’extérieur, de côté, il présente une forme triangulaire. Cette architecture frugale trouve son inspiration dans les abris des feuillardiers « qui fabriquaient des cercles en lattes de châtaigniers pour entourer les tonneaux et construisaient sur leur lieu de travail des loges dont le toit était composé de branchages et de copeaux de bois » écrit Jeremy Nadau.
Gaia projet par Jeremy Nadau
SDP
Gaïa adopte les principes d’une conception bioclimatique, adaptée à l’endroit. Il est fait de bois, de laine de bois, de paille. Le recours au ciment est limité à la partie inférieure. La façade exposée à l’est, inclinée à 30°, protégée par une structure en bambou et fagots où se glisseront la glycine et la vigne vierge, est ouverte en grand-angle sur ce paysage de nature civilisée que compose le domaine Smith Haut Lafitte. Face à la terrasse surélevée se trouvent les vignes. À quelques centaines de mètres se détachent le château, les Sources de Caudalie. Partout des prairies, des vergers, des chevaux et la lune montante en guise de projecteur une fois la nuit tombée. Derrière, la forêt apporte sa fraîcheur. À l’intérieur, ce pavillon se présente à la fois comme une salle de dégustation et un espace de réception. Ce serait aussi un lieu de premier choix pour la méditation, la contemplation, la réflexion. Des bureaux sont installés en rez-de-jardin.
Ce mercredi, la première soirée organisée au cœur de ce bâtiment avant-gardiste réunit une trentaine d’invités autour de la famille Cathiard, soit Florence et Daniel Cathiard, leurs filles Mathilde et Alice. En pleine campagne de dégustation des primeurs 2023, quand des centaines de dégustateurs débarquent des quatre coins du monde pour goûter le dernier millésime, au moment où Bordeaux subit des revers de marché sur fond de vignoble attaqué à répétition par le mildiou, l’ambiance pourrait être morose. En réponse à cela, Florence Cathiard cite Sénèque – « Il n’y a pas de vents favorables pour celui qui ne sait pas où il va » – et enchaîne avec des références virgiliennes à l’humus, la fertilité des champs, la transformation systématique de ce que produit le domaine en composts vertueux. Et de conclure par une sentence qui résume l’esprit des lieux : « Ici, on ne gaspille pas. » Mais l’on sait conserver. La preuve, lors du dîner, avec ce Smith Haut Lafitte 2010 très convaincant, suivi d’un millésime 1961, servi en magnum, archétypal de ce que Bordeaux peut réaliser dans ses meilleures années.
Un ancien propriétaire qui faisait «pisser la vigne»
« Nous célébrons ici une vision, celle de mes parents. Ils rêvent, ils osent, ils construisent », raconte Mathilde Cathiard, fille aînée de la famille. Alors que sa cadette Alice rappelle que « le luxe, c’est la nature ». Avec le même esprit d’entreprise, les deux ont su, chacune à leur façon, décliner le travail de leurs parents dans des domaines différents. Mathilde et son mari, Bertrand Thomas, font prospérer partout dans le monde le laboratoire de cosmétiques Caudalie. Sa sœur cadette, Alice, et son mari, Jérôme Tourbier, multiplient les ouvertures d’hôtel très haut de gamme dans le vignoble. Les prochains sont annoncés du côté de Vougeot, en Bourgogne, et en Alsace.
Gaia projet par Jeremy Nadau
Jeremy Nadau
Le lien professionnel entre les générations est évident. Comme la transmission d’une certaine vision philosophique. Florence Cathiard elle-même met peut-être en musique les théories de Charles Fourier – un système de pensée selon lequel les hommes doivent vivre heureux en harmonie avec leur passion – dont son propre père était friand. Elle et son mari se sont toujours montrés en phase avec l’environnement. Contrairement à l’ancien propriétaire, prompt à faire « pisser la vigne » et à remplir à ras bord d’énormes cuves. Lors du rachat, en 1990, le couple récupéra un domaine drogué aux produits phytosanitaires dont le sevrage et le passage en bio ne furent pas une affaire facile. Mais Smith Haut Lafitte est certifié en agriculture biologique depuis 2019 et la viticulture est conduite selon les principes de la biodynamie.
A quelques mètres de Gaïa, trône depuis des années une sculpture du Californien David Middlebrook qui représente une épingle de sûreté géante dont la tige cassée puis réparée reste trop courte pour atteindre le fermoir. Intitulée Generation Gap, l’œuvre met en scène le fossé des générations, une histoire aussi vieille que l’humanité. Ici, chacun l’a compris la question est prise très au sérieux. « Cette œuvre nous dit qu’à la fin, c’est toujours la jeune génération qui l’emporte, explique Daniel Cathiard. Donc, il faut bien s’en occuper, il faut prendre soin d’eux. » Chez les Cathiard, le sujet de la transmission semble abordé à la fois avec sagesse et sens pratique, dans les relations familiales comme dans la conduite de la propriété. Les jeunes vignes ont leur chai high-tech et leur vin. Ce sont elles dont on parle. Tandis que chaque nouvelle génération de ces entrepreneurs nés reprend, développe ou sublime le travail et les idées des précédentes. Prise séparément, chaque nouvelle action ou initiative du domaine peut paraître à certains anecdotique, ou susciter une forme d’incompréhension. Mais envisagé de façon globale, le grand dessein se révèle unique, exemplaire.