Lille (59), 26 juin – Un tumulte résonne dans le plus grand quartier de Lille, Lille-Sud. Dans cette banlieue de près de 22.000 habitants, coincée entre le périphérique et une ligne de chemin de fer, une centaine d’ouvriers sont rassemblés. La foule en colère est devant l’usine Exide Technologies, scrutée par des policiers. Une rancœur se lit sur les visages des travailleurs.
Une semaine plus tôt, le 18 juin, ils ont appris la fermeture définitive de leur site de fabrication de batteries au plomb pour engins de manutention et sous-marins de la marine nationale, implanté depuis plus d’un siècle le long du faubourg d’Arras — l’artère principale du quartier. Sans repreneur annoncé, 211 salariés sont laissés sur le carreau. De quoi encore faire gonfler le taux de chômage, estimé à 25 % en 2021, selon l’Insee. Bruno (1), vêtu d’un chasuble floqué « Forces ouvrières », lance :
« Depuis des années, la direction réduit les effectifs, mais elle nous rassurait toujours en nous disant que ça allait aller. »
« Exide voyou, mairie complice », scande le cortège. Ils en sont convaincus, et qu’importe les motifs économiques invoqués par la direction de l’entreprise : le scandale autour de la pollution des sols au plomb, dont est accusé le groupe américain, a signé leur arrêt de mort. « Les écolos et les mairies n’ont fait que nous taper dessus dans les médias », s’emporte Luc (1).
Le 18 juin, les ouvriers ont appris la fermeture de leur site de fabrication de batteries au plomb. Une centaine de travailleurs sont rassemblés le 26 juin pour manifester. /
Crédits : Arto Victorri
Située à Lille-Sud, l’usine Exide Technologies est le dernier site de production de batteries au plomb avant sa fermeture à la mi-juin. /
Crédits : Arto Victorri
Les ouvriers veulent être reçus par le nouveau maire Arnaud Deslandes (Parti socialiste), qui a succédé en mars à Martine Aubry, restée vingt-quatre ans à la tête de la ville avant de démissionner. Luc se souvient : « On avait nos pères, nos frères, nos cousins qui travaillaient à [l’usine] Exide avant nous. Enfant, j’allais à l’école juste derrière l’usine, on ne nous a jamais parlé de pollution. »
L’endroit est classé en « zone franche urbaine » — un dispositif permettant aux entreprises qui embauchent une main d’œuvre locale dans un quartier dit « défavorisé », de plus de 10.000 habitants de bénéficier d’exonérations fiscales. Ces exonérations ont permis de favoriser l’implantation de 350 entreprises et l’embauche de 2.000 personnes.
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Exide n’est pas la seule entreprise à être accusée de polluer la capitale du Nord. Les autorités se trouvent tiraillées entre préserver les emplois de la métropole, où 15 % des salariés travaillent dans l’industrie — soit presque 60.000 personnes —, et protéger la santé des habitants. Bruno abonde : « Quand je suis arrivé en 1997, on était des dizaines à être originaires des quartiers sensibles et prioritaires de Lille-Sud. Je vais avoir 53 ans. Comment retrouver un emploi ? »
Notre série de reportages sur Lille
À l’occasion des élections municipales qui auront lieu en mars 2026, StreetPress a décidé de tirer le portrait de Lille. À travers une série d’enquêtes et de reportages, nos journalistes Jérémie Rochas et Arto Victorri racontent au long cours ce territoire, ses habitants et les enjeux qui le traversent, à l’aune du scrutin.
Épisode 1 : À Lille, l’errance des sans-abri consommateurs de drogue
Épisode 2 : À Lille, les pouvoirs publics face au défi des pollutions industrielles
Épisode 3 : (à venir)
Épisode 4 : (à venir)
Épisode 5 : (à venir)
Des négligences qui ne datent pas d’hier
Les élus écologistes ont comparé l’affaire Exide au scandale de Metaleurop. Durant vingt ans, cette fonderie implantée dans le Pas-de-Calais a rejeté dans l’air des tonnes de métaux lourds jusqu’à sa fermeture en 2003. La zone était considérée comme la plus polluée de France. En mai 2024, en raison de carences dans le contrôle de la pollution, l’État a été condamné à indemniser les riverains de l’usine — décision annulée par le Conseil d’État en juillet 2024.
« La pollution de Lille-Sud ne date pas d’hier », dit Frédéric Louchart, élu écologiste à la mairie de Lille. Selon lui, les premières alertes auraient eu lieu dès 2004. Il aurait fallu attendre 2012 — soit huit ans — pour que le sujet de la pollution soit de nouveau évoqué lors d’un conseil de quartier organisé à l’intérieur de l’usine Exide :
« Le président du conseil de quartier de l’époque avait voulu protéger l’usine et complètement étouffer cette affaire. »
Entre 2013 et 2016, une première investigation est mandatée par l’entreprise à la demande de la préfecture, mais les résultats n’ont jamais pu être consultés par les habitants. Wael El Kadher en fait partie. Il habite depuis vingt ans une petite maison de briques rouges à 400 mètres de l’usine. À l’époque, il avait tenté de se renseigner auprès de la Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement :
« Ils m’ont répondu : “Rassurez-vous, il n’y a pas de problème dans votre jardin”. »
Wael El Khader, membre de l’association Apres, estime que « les pouvoirs publics ont été surpris qu’on s’organise. Ils pensaient qu’on n’allait tout simplement rien comprendre aux relevés » /
Crédits : Arto Victorri
Tout s’effrite en mars 2022 quand la préfecture annonce la promulgation d’une Servitude d’utilité publique (SUP) aux riverains de Lille-Sud et de la commune d’à côté, Faches-Thumesnil. La mesure vise à informer les citoyens des risques sanitaires, mais leur impose aussi de prendre des précautions en cas de travaux sur les terrains pollués et de notifier ces servitudes dans les dossiers immobiliers. Si certains y voient une première avancée de transparence, d’autres dénoncent une manière de renvoyer les responsabilités aux habitants — sans avoir à inquiéter l’industriel.
Quartier dévalué
C’est la douche froide pour les propriétaires du quartier qui, en plus de prendre conscience du danger sanitaire, risquent de voir leurs biens dévalués et craignent une facturation des travaux de dépollution. « Des gens fondaient en larmes », se souvient l’écologiste Frédéric Louchart. Abderrazak, retraité, s’énerve :
« Du jour au lendemain, on nous dit qu’il faut oublier le potager, que mes petits-enfants ne pourront plus aller jouer dehors, et que mon bien pourrait perdre 20 % de sa valeur. »
De quoi détruire un peu plus l’image de Lille-Sud. Depuis 2021, le quartier est classé comme « zone de sécurité prioritaire ». Bien que 250 millions d’euros d’argent public aient été investis dans le bâti et les infrastructures sur vingt ans, l’endroit peine à attirer. Pour certains ouvriers, la fermeture de l’usine est vue comme une nouvelle stratégie de la municipalité pour gentrifier le quartier, construit à la fin du XIXe siècle derrière les remparts de la ville, pour accueillir une main-d’œuvre ouvrière nécessaire à l’essor industriel et aux manufactures de textile.
C’est la douche froide pour Wael El Khader et son voisin Abderrazak, qui en plus de prendre conscience du danger sanitaire, risquent de voir leurs biens dévalués et craignent une facturation des travaux de dépollution. /
Crédits : Arto Victorri
Dans ce même arrêté de 2022, un autre point inquiète les riverains. De nombreuses parcelles potentiellement impactées par la pollution au plomb n’ont pas été retenues dans la zone définie par la préfecture — dans un périmètre de 100 à 400 mètres autour de l’usine —, contre l’avis de l’Agence régionale de santé (ARS). Pire, alors que le Haut Conseil de la santé estime que le risque de saturnisme existe au-delà de 300 milligrammes de plomb par kilo de terre en moyenne, la préfecture du Nord a fixé à 1.000 milligrammes le seuil justifiant une dépollution des jardins — soit plus de trois fois la moyenne préconisée. Le « havre de paix » de Wael El Kadher, fait d’un petit coin d’herbe et de plantes, devient un terrain hostile. Son voisin Abderrazak renchérit :
« L’État est en connivence avec l’industriel, et se contente de promulguer une SUP pour se décharger de toute responsabilité. »
Une connivence avouée à demi-mot auprès de France 2 par la secrétaire générale adjointe de la préfecture, Amélie Puccinelli, qui confirmait en 2023 que ce seuil avait été fixé pour s’adapter à la situation financière de l’entreprise Exide.
La contre-attaque des habitants
Dans la foulée, une partie des habitants du quartier coincés entre le périph’ et l’usine créent l’Association de protection de l’environnement et de défense des riverains du Sud (Apres) contre les pollutions industrielles. Deux ans plus tard, en juin 2024, le collectif lance son étude pour mesurer l’étendue de la contamination au plomb, menée par un chercheur de l’Université de Columbia, aux États-Unis, Alexander van Geen. Sur une série de 94 prélèvements dans les sols, 17 % dépassent le seuil limite. L’un révèle même un taux de plomb quinze fois supérieur au seuil d’alerte fixé par le Haut Conseil de la santé publique. Wael, de l’association Apres, raconte :
« Les pouvoirs publics ont été surpris qu’on s’organise. Ils pensaient qu’on n’allait tout simplement rien comprendre aux relevés. »
Face à la mobilisation des habitants, en février, le conseil municipal de Lille vote le lancement d’une série de tests. L’ARS lance une grande campagne de dépistage du saturnisme infantile — maladie due à l’intoxication au plomb. Wael regrette :
« Les institutions priorisent l’emploi, et quand l’emploi commence à disparaître, elles pensent enfin à la santé publique. Mais c’est une erreur de séparer l’industrialisation et les luttes écologistes, c’est de la récupération. »
L’entreprise Exide a compté jusqu’à 1.200 salariés dans les années 1980 mais n’a pas su s’adapter aux coûts de production de la concurrence et aux évolutions technologiques. En 2024, le site ne fonctionnait déjà plus qu’à 25 % de ses capacités.
Martine Aubry réfute toute négligence. En février, lors du conseil municipal, elle a répondu à une élue écologiste qui félicitait le récent engagement de la mairie sur le sujet : « Ça vous ennuie de dire que depuis quinze ans la mairie se bat pour nettoyer les jardins et les parcs ? » Et renvoyait par la même occasion toute responsabilité à la préfecture et à la mairie de la ville voisine de Faches-Thumesnil, également touchée par la pollution de l’entreprise.
Les travailleurs licenciés d’Exide Technologies manifestent et Rachid Ljabli s’explique avec le nouvel édile de Lille, Arnaud Deslandes.
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Crédits : Arto Victorri
Face à la colère des salariés licenciés, le nouvel édile Arnaud Deslandes s’est engagé à chercher un repreneur pour le site, et a clarifié son sens des priorités :
« Nous voulons garder non seulement une activité économique, mais aussi industrielle sur le site. Et la question de la dépollution doit arriver après. »
Un discours qui sonne comme un écho à la volonté de « reconquête industrielle » de la France portée par Emmanuel Macron depuis 2017. Dans les Hauts-de-France, les pouvoirs publics misent sur la création de 20.000 emplois à l’horizon 2030 grâce au développement de « gigafactories ». En décembre 2023, la région et les intercommunalités ont signé les accords de Béthune visant à garantir « un écosystème favorable » aux industriels.
Refinal, l’autre scandale ?
De l’autre côté de la ville, une odeur de plastique brûlé envahit les jardins des habitants du quartier du Marais. Tous pointent du doigt la fonderie Refinal, installée à Lille depuis un demi-siècle, qui produit des lingots d’aluminium à partir de déchets. Depuis 2008, l’entreprise du groupe Derichebourg, multinationale spécialisée dans les métaux, fait l’objet d’arrêtés et de mises en demeure de la préfecture du Nord, qui l’enjoint notamment à contrôler ses rejets polluants.
Malgré la mobilisation des riverains depuis 2018, et la pression mise par la mairie de Lille et celle de Lomme — ville voisine aussi touchée par les nuisances — Refinal poursuit son activité. En 2022, la multinationale acquiert même le terrain voisin auprès de la chambre du commerce et de l’industrie, suscitant l’indignation des habitants. De son côté, l’entreprise se justifie et assure que ce nouveau terrain permet de rediriger le trafic des poids lourds et d’atténuer les potentielles nuisances auprès des riverains.
La fonderie Refinal, installée à Lille depuis un demi-siècle, fait l’objet d’arrêtés et de mises en demeure de la préfecture du Nord depuis 2008. /
Crédits : Arto Victorri
Cet été, les deux municipalités ont rendu les conclusions d’une étude qu’elles ont financée. Les résultats indiquent des teneurs élevées en dioxydes et furanes, des polluants toxiques. Une vingtaine d’habitants se rassemblent en silence dans une salle municipale plantée entre le fleuve de la Deûle et le pôle d’excellence Euratechnologies. Une nouvelle bataille commence.
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Olivier Carmelle, le maire de Lomme, a porté plainte contre X le 12 mai. Un responsable de l’usine Refinal réagit : « On ne contredit pas l’étude […]. Mais le quartier a un gros passé industriel, alors qui a pollué ? On a une cinquantaine de salariés sur le site et un contrôle continu sur les rejets d’air et de poussière. S’il y avait eu un dépassement de nos seuils, on aurait déjà eu une fermeture administrative. » « On a quelqu’un parti à la retraite après quarante-quatre ans d’activité, il est en meilleure santé que nous. »
En 2019, un ancien salarié avait dénoncé auprès de « La Voix du Nord » des conditions de travail insupportables et du manque de matériel de protection : « Là-bas, vous arrivez blanc le matin, vous repartez noir. J’ai vite arrêté. » L’élue écologiste de la ville de Lille, Julie Nicolas, réclame la fin de l’« impunité des entreprises » et la création d’un fonds d’indemnisation pour les victimes de pollution :
« Une industrie peut impacter son environnement et ses riverains car personne ne veut s’en prendre aux emplois. Il faut saisir des outils juridiques. »
En attendant, les habitants sont toujours en attente d’informations précises. « J’ai des poules depuis six ans dont je mange les œufs, c’est flippant… », réagit Louis (1), jeune propriétaire dans le quartier. Une autre habitante s’inquiète : « Mon mari a un cancer de la prostate et je me dis que ça peut venir de là ? J’ai l’impression d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. »
(1) Les prénoms ont été changés.
Contacté, Exide Technologies assure avoir respecté toutes les réglementations environnementales et avoir procédé à des évaluations environnementales approfondies : « Nous coopérons pleinement avec les autorités pour garantir le respect de toutes les normes juridiques et environnementales. » L’entreprise assure avoir déjà pris des mesures de dépollution de certaines parcelles.
Contacté, le groupe Derichebourg récuse être responsable des pollutions aux dioxines et furanes dans le quartier du Marais. « Refinal est au cœur d’un bassin industriel ancien avec des activités comme la blanchisserie ou des activités d’incinération, dont une ancienne unité d’incinération d’ordures ménagères (UIOM) en activité de 1976 à 2000, qui a été contrainte de fermer pour cause d’émission excessive de polluants ». Derichebourg assure avoir respecté strictement toutes les décisions administratives le concernant, veillé à la sécurité de ses salariés et contrôlé de manière assidue les émissions liées à l’activité. Il annonce avoir commandé une étude globale de mise à jour de ses risques sanitaires auprès d’un cabinet indépendant et investir 16 millions d’euros sur le site pour réduire les nuisances identifiées.
Contactées, ni la mairie de Lille ni la préfecture du Nord n’ont répondu à nos sollicitations.