Avec La Vocation, Chloé Saffy (1981) signe un roman sidérant sur la domination et démontre de manière implacable comment une victime consentante accepte l’inacceptable pour peu que ses bourreaux se révèlent habiles. C’est le cas des redoutables maîtres de celle qui se présente sous le nom de Salomé, qui décide un jour de contacter Chloé Saffy, autrice de romans érotiques et spécialiste du BDSM, un type de relation dans lequel la notion de contrat s’avère essentielle. Si la jeune autrice s’est spécialisée dans cette littérature de genre, c’est un peu par hasard. Il aura suffi de deux scènes plus corsées dans son premier roman, Adore (sous le pseudonyme Dahlia, Léo Scheer, 2009), pour qu’elle soit cataloguée de la sorte. Elle a dès lors forcé le trait pour les ouvrages suivants.

Que les amateurs de romans érotiques soient avertis, il est moins question ici de relations sexuelles et/ou amoureuses que d’assujettissement. On retient son haleine et on se demande pourquoi Salomé se prête au jeu dégradant de son employeur. Rebaptisée Sixtine – pratique courante des grands bourgeois et des nobles avec leurs domestiques comme l’explique dans Servir les riches, la sociologue Alizée Delpierre et comme on le voit dans Le journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau -, Salomé sera l’une des deux voix de ce récit qui donne aussi le point de vue de l’écrivaine.

Improbable

L’affaire semble tellement improbable qu’on se demande s’il ne s’agit pas d’affabulations. « Plutôt une autofiction » nous dit l’autrice, qui se met en scène et utilise les codes de l’écriture romanesque. Mais cette Salomé existe-t-elle ? « Les conversations existent ».

Chloé Saffy se laissera d’ailleurs prendre au piège de son interlocutrice avec laquelle elle échange sur les réseaux sociaux depuis sept ans. « J’ai chuté car j’étais obsédée par cette histoire. J’ai commencé à lui parler tous les jours et j’avais l’impression que je tombais dans un puits sans fond. J’ai mis beaucoup de temps à en parler. Cela me dépassait, je ne savais pas si je me faisais balader et j’attendais nos discussions avec fébrilité. Je naviguais entre la fascination et le dégoût. Il y avait aussi le désir de comprendre. À un certain stade, on échangeait des choses tellement intimes qu’il y a eu confusion. »

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Pour décrire le processus lent et efficace de l’emprise, Chloé Saffy évoque l’allégorie de la grenouille. Où placer le seuil de la tolérance ? Telle est l’une des questions de ce récit tendu et construit comme un thriller psychologique.

L’autrice sait ménager ses effets et réussit à traiter avec intelligence un sujet sensible. Elle évite l’écueil de la vulgarité et livre une analyse pertinente des rapports humains et du profil de celles ou ceux qui seraient plus exposés à certains rapports de force là où d’autres, les amateurs de BDSM (bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme, NdlR) peuvent généralement entrer et sortir du jeu à leur guise, sans conséquences, disent-ils, sur leur intégrité, puisque la notion de consentement est essentielle. Ladite Salomé était aussi consentante, jusqu’au bout, voire satisfaite de son sort malgré l’aveu de moments difficiles.

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Qui se laisse manipuler à ce point-là ? « J’ai essayé de comprendre, sans juger mais plus on parlait, plus cela me précipitait dans le questionnement. Certaines choses ressemblaient à de la fiction, comme ces stages d’été où ses maîtres l’envoyaient avec ce côté coopérative agricole perverse avec le fétichisme de la poneygirl qu’on harnache pour tirer un attelage, d’autres, non, et plus je creusais, plus je découvrais des choses incroyables. C’était sans fin. Je ne pouvais relier ce qu’elle me racontait à mon vécu dans le BDSM. On est clairement dans des milieux aisés, avec des maîtres habitués à avoir du personnel. »

La soumission de Salomé – qui obéit aux ordres de ses tuteurs donnés par une préceptrice, qui la juge et la note sans arrêt sur son maquillage, sa coiffure ou ses devoirs – s’expliquerait en partie par son passé. Orpheline, sans racine, ballottée d’un foyer à l’autre, elle est plus vulnérable. « Là, elle se sent utile. On prend soin d’elle. Elle n’a plus à se poser de questions. Même dans une relation SM légère, il y a toujours le désir de se remettre entre les mains de quelqu’un. Il semblerait que ses maîtres ont compris à qui ils ont affaire. Le processus se fait sur des années ».

À ce jour, Salomé/Sixtine vit toujours, privée de ses affaires personnelles, dans la propriété luxueuse de ses maîtres. Elle a lu le livre. « Elle m’a fait des retours très factuels, sur la hauteur des talons, par exemple, ou sur une opération de chirurgie et elle ne pensait pas que certaines choses, comme la tonte totale, me bouleverseraient à ce point. »

La vocation | Roman | Chloé Saffy | Le Cherche Midi, 272 pp., 20 €, numérique, 14 €

Extrait

« Ces racines, Sixtine en est dépourvue. Elle n’a pas de référents. Pas d’attaches. Ce vide, elle ne souhaite pas le remplir ; elle a besoin de le remplir. En apposant sa signature, elle remet son sort entre les mains de deux personnes qui deviennent ses tuteurs à temps complet. Elle épouse sa nouvelle condition en changeant de nom comme le font les sœurs en épousant le Christ. Elle entre en servitude comme on entre en religion : pour toujours ».