Pour répondre à la question migratoire et «renvoyer» dans leur pays des Afghans en situation irrégulière sur leur sol, plusieurs pays européens rouvrent discrètement des canaux diplomatiques avec le régime taliban –une pirouette géopolitique qui bouscule dix ans de déclarations morales et d’isolement international, rappelle un article du Financial Times.
Des délégations allemandes, suisses et autrichiennes ont multiplié les allers-retours à Kaboul depuis le début de l’année, motivées non par l’envie de serrer la main des mollahs, mais par la complexité des expulsions: comment renvoyer des citoyens afghans si le seul interlocuteur capable de leur délivrer des papiers s’appelle désormais «l’État islamique d’Afghanistan»? Même le Royaume-Uni serait intéressé par d’éventuels «accords de retour».
Ce virage marque la fin du grand boycott, amorcé en 2021 après le retour des talibans au pouvoir. L’Europe, qui condamnait leurs politiques envers les femmes et les minorités, doit composer avec eux par résignation, pragmatisme ou lâcheté… histoire de point de vue. Car pour rapatrier, il faut coopérer et face à ce qui est présenté par beaucoup comme une situation d’urgence migratoire, la fréquentabilité du régime semble être une variable d’ajustement.
Le contexte afghan joue en faveur des talibans: asphyxié économiquement par la coupure de l’aide occidentale, en butte à des catastrophes naturelles et à une pauvreté chronique, Kaboul tire profit de la volonté occidentale de gérer l’exil afghan. Quatre millions de personnes ont déjà été rapatriées ou expulsées depuis le Pakistan ou l’Iran en moins de deux ans. Chaque contact officiel avec l’Europe sonne comme une reconnaissance partielle et est une victoire pour les stratèges islamistes.
«Collaboration technique» seulement?
Le malaise n’est pas que moral. À Berlin, l’accréditation de deux officiels talibans pour traiter les questions migratoires a suscité des protestations. Certains dénoncent une «normalisation d’un régime terroriste». Mais impossible de contourner la nouvelle réalité: besoins logistiques, gestion des expulsés, documentation administrative, etc. Tout passe par Kaboul.
La Suisse a rouvert un bureau humanitaire et emploie désormais les services des talibans pour identifier ses ressortissants à expulser, tout en maintenant un discours technique –pas diplomatique, promet-on. L’Autriche négocie en personne, avec visites officielles à Kaboul et rencontres à Vienne pour régler les détails opérationnels des retours.
En coulisses, les talibans négocient avec les États-Unis, la Chine et le Royaume-Uni pour montrer leur volonté –toute relative– de jouer le jeu de la lutte antiterroriste. Leurs contacts avec Moscou, Pékin et Islamabad leur donnent des marges de manœuvre: ils offrent une «collaboration technique» contre l’État islamique au Khorassan, très actif dans la région, et espèrent obtenir en retour des bribes de légitimité diplomatique.
La question fracture l’Europe: faut-il traiter avec un régime qui bannit les filles des écoles et réprime ses opposants? La réponse, pour l’instant, est pragmatique: «gestion des flux migratoires» avant tout et droits humains relégués au second plan. Mais au fil des accords sur les expulsions, le régime de Kaboul engrange ce qu’il cherchait: une normalisation lente, par la force des choses, au cœur du jeu diplomatique international.