Faut-il que l’heure soit grave pour que l’austère Mario Draghi ait appelé, le 16 septembre à Bruxelles, à des changements radicaux. « Continuer comme si de rien n’était, c’est se résigner au déclin », tonne-t-il, prônant une rupture – endettement mutualisé, dérégulation accélérée, alliances de pionniers pour propulser l’IA et l’énergie – alors qu’un an après la publication de son rapport qui tirait déjà la sonnette d’alarme, « seulement 14 % » de ses recommandations ont été appliquées. Certes, le discours sur l’état de l’Union d’Ursula von der Leyen, le 10 septembre, ne manquait pas de souffle, remettant la compétitivité au cœur des priorités de son action ; mais faut-il que l’heure soit confuse pour que la présidente de la Commission ait à ce point évoqué les sujets de défense et de sécurité, domaines qui ne sont pas de sa compétence. Ce vide au sommet de Bruxelles n’est pas fortuit : les Etats membres, jaloux de leurs prérogatives, ont écarté Draghi, le leader qui manque cruellement à l’Europe aujourd’hui.

Le résultat est clair : une Commission enlisée dans des calendriers de travail qui exaspèrent les industriels. La production d’aluminium primaire a chuté de plus de 40 %, le verre, de 30 %, illustrant une désindustrialisation rampante que masquent mal les discours sur la « compétitivité ». ArcelorMittal a suspendu ses projets d’investissement de décarbonation à Dunkerque – 1,8 milliard d’euros en jeu – et annoncé la suppression de 600 postes. Face aux atermoiements européens, les entreprises choisissent l’exil : ExxonMobil et Dow ont quitté l’Europe, d’autres transfèrent leurs sièges outre-Atlantique. L’industrie lourde européenne est en péril, entre surcoûts énergétiques prohibitifs, concurrence déloyale de la Chine et inquiétudes sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF).

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Au lieu du leadership fort qui alignerait commerce, industrie, défense, énergie et climat en une offensive cohérente, l’Union européenne aligne ses divisions, non pas militaires hélas, mais politiques. Les industriels de l’automobile, eux aussi, se déchirent sur la bonne stratégie à adopter face à la Chine alors que la Commission pourrait actionner la clause de revoyure pour savoir s’il faut reporter l’échéance de 2035 interdisant la vente de véhicules thermiques neufs. Une mosaïque de voix discordantes, où l’urgence le dispute au chacun pour soi… L’Europe est devenue un village gaulois : bravo la France pour avoir su exporter le meilleur d’elle-même !

L’Europe, cette histoire sans fin

A sa décharge, admettons-le : le désordre est devenu la norme, il faut s’habituer à vivre avec une géopolitique éclatée, une démographie fracturée et des disruptions technologiques constantes. La transition énergétique est un processus, chaotique, non linéaire et un champ de bataille où s’affrontent « électro-Etats » misant, comme l’Europe et la Chine, sur une révolution électrotechnique fondée sur le solaire, l’éolien, le stockage, les réseaux, les logiciels et minéraux, et « pétro-Etats », bien décidés à survivre. Avec, au milieu, le nucléaire dont les uns comme les autres comprennent aujourd’hui le rôle structurant pour l’industrie, la souveraineté, la recherche et les partenariats de long terme. Les sanctions, droits de douane, normes et « techno-sphères » rivales redéfinissent commerce, pouvoir tarifaire et alliances.

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L’Europe de 2025 illustre l’épuisement de la « méthode Monnet » : dans un monde de ruptures technologiques et géopolitiques, l’intégration fonctionnelle par petits pas ne suffit plus. La guerre en Ukraine, la rivalité sino-américaine et l’émergence de l’intelligence artificielle imposent des temporalités incompatibles avec les cycles institutionnels européens traditionnels. La solution réside avant tout dans un changement de méthode : il faut trancher, comme le fit Alexandre Le Grand, le nœud gordien, celui des réglementations, de l’inertie et de la pusillanimité qui étouffent l’Europe. Plutôt que de se déchirer sur un objectif de 90 % de réduction des émissions à 2040, les Européens devraient être bien plus ambitieux : mettre en œuvre 90 % des recommandations de Draghi d’ici à fin 2025. Avec ce calendrier trumpien, elle se prouvera comme elle prouvera à des rivaux qu’elle est sortie de l’histoire sans fin qui est la sienne depuis des siècles, celle de cycles où les tentatives d’union (Saint-Empire, Congrès de Vienne, Société des Nations) précèdent les explosions et les désastres (guerres napoléoniennes, 1914, 1939). Mettons fin à cette histoire sans fin.

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