L’accompagnateur en montagne, Eduardo Mostazo, est né et a grandi à Cáceres, une petite ville du sud-ouest de l’Espagne proche du Portugal. Après avoir souffert de l’exode rural, sa commune fait aujourd’hui face à une nouvelle menace : un projet de mine de lithium, qui pourrait souiller les sources d’eau et polluer la montagne voisine, compromettant la survie d’oiseaux comme l’aigle impérial espagnol, une espèce en voie de disparition. C’est en tout cas ce que redoutent Eduardo et d’autres militants locaux.
Leur lutte pour protéger leur bel environnement est révélatrice d’un dilemme auquel l’Europe est de plus en plus confrontée, à l’heure où elle a engagé une course à l’extraction et à la production sur son sol de minerais tels que le lithium, essentiel pour réaliser sa transition vers des énergies propres sans dépendre des importations en provenance de Chine et d’autres pays émergents.
D’un côté, les bureaucrates des capitales européennes sont sous pression pour garantir un approvisionnement local ; de l’autre, les habitants des lieux où se trouvent les ressources s’interrogent sur les avantages réels que leur apportera leur exploitation.
Ces derniers nous ont confié souhaiter avoir davantage d’informations avant de donner leur accord à des projets miniers pour lesquels ils estiment ne pas avoir été suffisamment consultés. Ils veulent obtenir la garantie que les milieux naturels, qui font vivre la population locale, ne seront pas endommagés par cette ruée vers les minerais.
Limiter la dépendance à la Chine
À Cáceres, la société minière Extremadura New Energies (ENE, filiale de la société australienne Infinity Lithium) a promis de créer 1 500 emplois pendant la construction de la mine et 700 emplois pendant les vingt-six années de son exploitation.
Néanmoins, la population craint que la mine ne sape les deux grands piliers de l’économie locale que sont le tourisme et l’agriculture. “Évoquer d’autres solutions est impossible, déplore Eduardo Mostazo. On a l’impression que les dirigeants politiques n’étudient pas vraiment le dossier dès lors qu’il provient d’une grande entreprise prête à mettre des millions sur la table ; ils se laissent aveugler par les promesses.”
Dans le cadre de son plan de développement des énergies propres et de l’électricité, la Commission européenne veut réduire sa dépendance vis-à-vis des minéraux produits en Chine. Il s’agit de faire en sorte qu’au moins 10 % des matières premières essentielles comme le lithium, le cuivre et le nickel soient extraites en Europe d’ici à 2030.
Selon l’Agence internationale de l’énergie, la demande mondiale de lithium – un composant majeur des batteries des voitures électriques – pourrait être multipliée par 42 d’ici à 2040 par rapport à son niveau de 2020. Actuellement, l’UE compte sur les importations pour les quatre cinquièmes du lithium extrait et la totalité du lithium transformé.
En Europe, quarante-sept projets miniers approuvés
Pour Santos Barrios, spécialiste en cristallographie et minéralogie à l’université de Salamanque, la dépendance de l’Europe en ce qui concernr ces minéraux “est un très gros problème”, car ces matériaux proviennent de pays peu regardants en matière de protection sociale et environnementale. Il explique :
“On les importe d’endroits où il est bien moins cher de les extraire qu’ici, mais au détriment de beaucoup de choses.”
L’idéal, à ses yeux, serait de ne plus dépendre de “pays qui ne sont pas totalement transparents, comme la Chine”.
Afin d’accélérer la transition avant l’échéance de 2030, la Commission européenne a approuvé en mars quarante-sept projets miniers stratégiques, qui bénéficieront de procédures d’autorisation accélérées et d’un accès plus facile aux financements proposés par l’UE.
Matières premières : 47 projets stratégiques dans l’Union européenne SOURCE : COMMISSION EUROPÉENNE.
Avec respectivement six et cinq projets, l’Espagne et la Finlande sont les pays de l’UE qui ont le plus grand nombre de programmes stratégiques impliquant l’extraction de matières premières essentielles, accompagnée ou non d’un raffinage.
ENE a postulé à ces projets, mais sa candidature n’a pas encore été retenue à cause de retards dans la procédure d’autorisation. Sa demande de permis d’exploitation est toujours en cours de traitement par le gouvernement régional, qui lui a demandé de fournir davantage de renseignements sur ce qu’elle veut faire.
Demandes d’accès au dossier rejetées
À seulement 40 kilomètres plus au nord, à Cañaveral, de nombreux habitants ont été consternés d’apprendre qu’un projet minier voisin, mené par la société Lithium Iberia, figurait sur la liste. Un collectif de citoyens opposés à la mine, car inquiets de ses éventuels effets sur les sources d’eau et les milieux naturels, prépare une lettre qu’il veut adresser à la présidente du Parlement européen pour demander l’accès au dossier, en particulier à l’étude d’impact environnemental et à la méthodologie utilisée pour évaluer les demandes.
Mais la Commission européenne a déjà refusé plusieurs demandes en ce sens, sous prétexte qu’il s’agit d’informations professionnelles sensibles, explique Julio César Pintos Cubo, de l’association écologiste Ecologistas en Acción.
D’autres associations, comme Les Amis de la Terre Europe, dénoncent par ailleurs le manque de transparence et l’absence d’implication de la société civile dans les projets stratégiques menés dans le cadre de la loi européenne sur les matières premières essentielles. Ni la Commission ni les États membres de l’UE n’ont autorisé l’accès aux documents soumis par les candidats.
“Il ne faut pas assouplir le droit européen pour arranger des entreprises mal réglementées (un phénomène malheureusement courant dans le secteur minier), avec une administration qui renoncerait à toute transparence et à appliquer les réglementations en matière d’eau et d’environnement pour s’aligner sur les pratiques du lobby minier”, souligne Julio César Pintos Cubo.
Un porte-parole de la Commission nous a indiqué que les projets concernant les minéraux stratégiques avaient été soumis à des experts indépendants, qui avaient été priés d’évaluer, entre autres, leur capacité à être “mis en œuvre de manière durable”.
De l’avis des spécialistes, le manque de transparence et de participation locale dans la sélection des projets stratégiques de l’UE pourrait nuire à leur bonne mise en œuvre.
Grosse pression
“Cela va générer de l’opposition parce que l’Union européenne prend ces décisions à Bruxelles, en suivant une procédure accélérée pour les nouveaux projets. Il n’y a pas eu de véritable consultation, et il y a beaucoup de pression pour atteindre les objectifs”, explique Marco Siddi, chercheur à l’Institut finlandais des affaires internationales. Comme ces projets miniers à fort enjeu ne cherchent pas à obtenir une “légitimité démocratique”, ils pourraient provoquer une réaction sociale semblable à celle des “gilets jaunes”, met-il en garde.
Le porte-parole de la Commission souligne que ce sont les pouvoirs publics des différents pays qui sont surtout responsables de la mise en œuvre de ces projets stratégiques, et notamment de la consultation des populations locales, “conformément aux règlements nationaux”.
Santos Barrios estime qu’il faut veiller à prendre en compte toutes les opinions et à minimiser les dégâts environnementaux, mais que c’est au personnel qualifié que doit revenir le dernier mot.
Interrogé sur une éventuelle consultation de la population sur le projet stratégique de Cañaveral, ainsi que sur ses modalités, le gouvernement de la région d’Estrémadure, en Espagne, n’a pas donné suite à notre demande.
Quelque temps auparavant, la directrice générale de l’industrie, de l’énergie et des mines de la région, Raquel Pastor, nous avait dit :
“Les projets qui génèrent de l’emploi, de la richesse et du développement dans la région sont les bienvenus, quelle que soit leur nature, dès lors qu’ils respectent les règlements, en particulier en matière d’environnement bien sûr, et la loi.”
Quant aux compagnies minières, elles ont promis dans la plupart des cas de minimiser l’impact de leurs opérations sur les milieux naturels et d’œuvrer en faveur du développement rural.
Les entreprises étrangères dans les starting-blocks
Ainsi, Ramón Jiménez Serrano, le PDG d’ENE, nous a assuré que la mine de Cáceres – qui prévoit également d’accueillir une usine de raffinage à proximité – n’utiliserait que des eaux usées traitées et n’aurait donc pas d’incidence sur les réserves d’eau locales. Malgré cela, la demande de permis déposée par l’entreprise auprès du service des eaux a été rejetée.
Selon Steve Emerman, un expert indépendant spécialisé en géophysique et en exploitation minière qui a été appelé à témoigner devant le Parlement européen sur cette question :
“On ne connaît aucun cas de mine industrielle moderne dont l’exploitation et la fermeture n’ont pas entraîné de pollution de l’environnement.”
Par un après-midi froid et venteux de janvier, à 150 kilomètres au nord de Cáceres, une centaine de personnes venues des villages voisins, dont le prêtre local, se pressent dans le centre culturel de Ciudad Rodrigo, une ville de la région de Salamanque ; elles sont venues assister à une réunion de présentation des conséquences d’un autre projet d’exploitation minière de lithium dans la région.
Le projet en question, mené par une autre société minière australienne, Energy Transition Minerals, en est encore à ses tout débuts et ne figure pas sur la liste des projets stratégiques de l’UE, mais il fait naître de plus en plus d’inquiétudes quant aux effets qu’il pourrait avoir sur le paysage de la région et sur les emplois traditionnels. Selon l’entreprise, Salamanque est la région d’Europe qui possède la plus forte concentration de matières premières d’importance majeure (lithium, cuivre, tantale).
Dans ce domaine, les entreprises étrangères sont de plus en plus nombreuses à vouloir prendre le train en marche en Europe. Beaucoup sont des “petites” sociétés minières qui ne disposent pas de la capacité financière et technique d’extraire les matériaux du sol, explique Steve Emerman : “Elles veulent simplement obtenir le permis pour pouvoir le revendre ensuite à quelqu’un en mesure de mener à bien le projet.”
“Bon filon” en Bosnie
En Bosnie-Herzégovine, un pays candidat à l’adhésion à l’UE, où la ruée vers le lithium a atteint la petite ville de Lopare, dans le nord-est du pays, la population locale craint d’être dans ce cas de figure. En 2023, la petite société minière suisse Arcore AG a annoncé avoir trouvé un “bon filon” dans cette région vallonnée et densément boisée, aux riches gisements de lithium. Elle attend actuellement que sa demande d’octroi de concession soit approuvée par l’administration de la République serbe de Bosnie, l’une des deux entités gouvernementales du pays.
Azra Berbic, avocate engagée dans la défense de l’environnement, pense que, selon toute probabilité, une autre entreprise, disposant de plus de ressources et de fonds, va racheter la concession pour procéder à l’extraction du lithium : “On a déjà connu ça par le passé. C’est pourquoi la population locale est si inquiète ; elle craint que l’accord ne soit vendu à une entreprise comme Rio Tinto.”
Pour l’instant, ce conglomérat australo-britannique, l’une des plus grandes sociétés minières du monde, ne s’est pas montré officiellement intéressé par Lopare. Rio Tinto souffre d’une image très négative à cause de ses pratiques en matière d’environnement et de travail dans le monde entier, notamment dans la Serbie voisine, où son investissement de 2,4 milliards de dollars [environ 2 milliards d’euros] dans un projet de mine de lithium à Jadar [dans l’ouest de la Serbie] a soulevé une vague de protestations.
Lorsqu’elle avait annoncé le lancement du projet en 2021, l’entreprise avait pourtant affiché sa volonté de limiter au maximum son impact sur la population locale. Elle comptait construire la mine de Jadar “dans le respect des normes environnementales les plus sévères”, en ayant en particulier recours à un empilage à sec des résidus pour éviter leur stockage dans une digue de retenue, et en traitant l’eau pour qu’elle soit à 70 % de source recyclée.
Première mine de lithium souterraine
Dans le cas de la mine espagnole de Cáceres, ENE a déclaré qu’elle fonctionnerait avec 100 % d’énergie renouvelable, même si son PDG, Ramón Jiménez Serrano, a admis qu’il n’était pas encore possible de faire tourner à l’électricité toutes les machines de surface nécessaires.
À Salamanque, le porte-parole d’Energy Transition Minerals, Jorge Gil Mediavilla, explique que “[son] entreprise a accepté de renoncer à exploiter la mine à ciel ouvert, en choisissant plutôt de procéder à de petites opérations minières souterraines très concentrées, quitte à gagner moins d’argent”.
Il n’en reste pas moins que certains spécialistes se montrent sceptiques quant à la viabilité du projet. “Je doute qu’il soit rentable”, dit Antonio Areas, un acteur de longue date du secteur minier dans la région, tandis que le géologue Antonio Aretxabala fait remarquer qu’il s’agira de la première mine de lithium souterraine au monde.
Selon Ángel Sánchez Corral, le porte-parole du collectif antimine El Rebollar Vivo à Salamanque, beaucoup d’habitants des communes concernées ne sont pas convaincus par la pression que met l’UE pour promouvoir la production locale de minerais essentiels, ni par les promesses de croissance économique et d’emploi que leur font miroiter leurs dirigeants politiques.
“Le lancement de ces projets stratégiques par l’UE constitue un pas en arrière en termes de protection de l’environnement et de droits sociaux et territoriaux, au profit de l’industrie extractive et des entreprises spéculatives. Cela nous fait perdre confiance dans les institutions de l’UE”, regrette le militant.