Par

Juliette Cardinale

Publié le

21 avr. 2025 à 7h36

« Une extraordinaire affaire » titrait la presse à l’époque. Dans les années 1930, un groupe d’hommes a défrayé la chronique à Bordeaux. Passés sur la table d’opération en toute illégalité, leur histoire a retenti bien au-delà des frontières de la Gironde. On s’est passionné pour le sujet.

En avril 1935, l’arrestation de trois personnes fait la Une des titres de presse. C’est le début de l’affaire des « Stérilisés de Bordeaux ». On apprend dans le Matin du 1er avril 1935 qu’une « quinzaine d’individus à tendance libertaire se sont soumis à une mutilation volontaire ». Et que le médecin a pris la fuite.

Des vasectomies illégales

Cette « mutilation », c’est une vasectomie. Venu à Bordeaux sur invitation du groupe libertaire local, le chirurgien autrichien Norbert Bartosek a opéré une quinzaine d’hommes les 23 et 24 mars.

Les faits ont lieu au 6 rue Millière, dans l’appartement d’un couple de militants du mouvement : Andrée et André Prévotel (lui même opéré). Les 30 et 31 mars, le couple de fonctionnaires des postes est arrêté avec le coiffeur Aristide Lapeyre, lui aussi passé sous le scalpel. Le 4 avril, c’est au tour du teinturier Louis Harel d’être interpellé. Ils sont mis en examen pour complicité.

Le chirurgien, qui a fui vers la Belgique, est arrêté et extradé vers la France. Il est détenu au Fort du Hâ et reconnait sans difficulté « la matérialité des faits qui lui étaient reprochés », peut-on lire dans le journal Le Populaire du 1er mai 1936. Il affirme n’avoir « opéré qu’avec le consentement et sur la sollicitation expresse de ses « clients » ».

Aristide Lapeyre et Andrée Prévotel bénéficient d’un non-lieu le 4 avril 1936. Les autres comparaissent le 30 avril, rapporte le journal Le Populaire (du parti socialiste) du 1er mai 1936. Le procès porte en partie sur ce point : l’opération est-elle réversible ? Satisfaits des réponses du docteur et des experts, les magistrats semblent accepter qu’il s’agit d’une vasectomie et non d’une castration.

Si elle n’apparait pas dans la loi qui réprime la contraception et sa promotion en 1920, la technique « très simple » de la vasectomie est employée dès le 19e siècle pour des raisons médicales. « Des cas de stérilisations clandestines émergent çà et là en Europe dès la fin des années 1920 » dans un but anticonceptionnel, rappelle Élodie Serna, docteure en histoire contemporaine.

« Bartosek et ses acolytes sont condamnés à des peines de six mois à trois ans de prison, à des amendes et des interdictions de séjour », souligne Élodie Serna dans son article Médecine clandestine et vasectomie volontaire dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. La cour d’appel de Bordeaux réduit ensuite les sentences à un an de prison pour le médecin, quatre mois pour Harel et Prévotel.

Un an plus tard, la chambre criminelle de la cour de cassation confirme que la vasectomie est assimilée à des coups et blessures faits volontairement. « Le fait que les victimes auraient consenti aux violences n’est pas exclusif de la préméditation », précise l’arrêt.

Symbole de la liberté individuelle

Il faut se souvenir que l’État mène une politique nataliste à cette époque (et la contraception n’est légalisée en France qu’en 1967). En 1935, le taux de natalité est très bas avec moins de 650 000 naissances dans le pays – et plus de décès.

Dans ce contexte, la vasectomie volontaire est une façon de refuser de se soumettre à cette politique nataliste. Élodie Serna explique qu’ils refusent « de produire de la chair à canon, chair à patron » et qu’ils ont la « volonté de s’organiser hors du contrôle des autorités » et prônent la souveraineté individuelle.

Le 6 avril 1935, Voilà l’hebdomadaire du reportage prête les propos suivants à Aristide Lapeyre : « Le surpeuplement des nations entraîne la guerre et la plupart des misères que nous subissons ». André Prévotel, âgé de 28 ans, affirme aussi à la barre que sa femme a failli mourir lors d’un précédent accouchement.

La photo des accusés publiée dans le quotidien l'Excelsior le 1 mai 1936.
La photo des accusés publiée dans le quotidien l’Excelsior le 1 mai 1936. (©Document transmis à actu Bordeaux)

Les stérilisés sont vus comme « des malades, des dégénérés et des fous » adeptes du « malthusianisme intégral », dans le quotidien L’Excelsior du 1er mai 1936. Dans son article, l’historienne Élodie Serna rapporte les propos d’un professeur de droit, Magnol, qui accuse en 1937 les Stérilisés de Bordeaux de vouloir « se priver, au moins temporairement, de la faculté de procréer dans un but immoral, pour pouvoir se livrer à la débauche sans risque de paternité ». Pour lui, le droit de procréer se place au-dessus de la volonté des particuliers.

La presse s’emballe

Cette « affaire sans précédent » choque pour toutes ces raisons. Le journaliste du Matin décrit des « éléments si fantastiques, si exceptionnels qu’elle apparaît comme un défi à la raison ». Les « Stérilisés de Bordeaux » sont décriés dans la presse. On les présente comme des fous, des illuminés, des agents étrangers… Leurs photos sont largement diffusées.

Les journaux soulignent le côté international (et anti patriotique) du réseau en mentionnant le passage du chirurgien à Madrid. Il est soupçonné d’être un agent nazi, de vouloir appliquer en France les idéaux hitlériens en choisissant qui se reproduit.

La France de Bordeaux et du Sud Ouest sous-entend dans un article du 5 avril 1935 que Bartosek pratique des avortements (puni par la peine de mort à l’époque), mais aucune preuve ne sera finalement retenue.

Après avoir défrayé la chronique, l’affaire tombe dans l’oubli. Mais le mouvement libertaire n’est pas découragé. Norbert travaille sur et publie La stérilisation sexuelle : son importance eugénique, médicale, sociale au moment de son incarcération.

Il s’installe en Vendée pendant la seconde guerre mondiale et continue à pratiquer de nombreuses vasectomies clandestines. L’opération est devenue légale en France avec la loi du 4 juillet 2001.

Suivez toute l’actualité de vos villes et médias favoris en vous inscrivant à Mon Actu.