Depuis trois générations, les États-Unis sont la superpuissance scientifique par excellence. Leur domination s’est bâtie sur une combinaison singulière : investissements publics massifs, excellence académique, innovation privée et accueil ouvert des talents étrangers. De ce creuset est née une succession de percées en médecine, en informatique, en sciences du climat et bien au-delà. Ces réussites n’ont pas seulement profité à l’Amérique : elles ont constitué des biens publics mondiaux, améliorant les conditions de vie et la sécurité de millions de personnes.

Aujourd’hui, ce système est en danger mortel. La deuxième administration Trump mène une offensive frontale contre la science américaine : coupes budgétaires drastiques, limogeage d’officiels pour avoir publié des données jugées « gênantes », suppression d’informations climatiques des sites fédéraux. Ce qui n’était au départ qu’une guerre culturelle contre les « élites » s’est transformée en un projet radical : contrôler le récit national en censurant les vérités dérangeantes.

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Ce n’est pas une hypothèse. Dès 2017, Scott Pruitt, alors directeur de l’EPA, avait supprimé des pages consacrées au climat et dissous des groupes consultatifs. Des archivistes bénévoles s’étaient précipités pour sauvegarder les données fédérales avant leur disparition. En 2025, l’offensive a pris de l’ampleur : Trump a congédié la directrice du CDC pour avoir présenté des chiffres de vaccination contredisant ses discours, puis la responsable du Bureau of Labor Statistics pour avoir publié des chiffres de l’emploi décevants. Une étude montrant que la majorité des violences politiques provenait de l’extrême droite a été enterrée. La NOAA, fleuron des sciences de la Terre, voit son budget amputé de près de 30 %. Le portail du National Climate Assessment a été purement et simplement fermé.

L’effet cumulatif est dévastateur. Les données climatiques ne sont pas seulement une affaire domestique : les modèles mondiaux reposent largement sur les séries américaines — températures, précipitations, contenu thermique des océans, observations satellitaires. Briser la continuité de ces archives, c’est réduire à néant des décennies de progrès. La capacité de la planète à anticiper des inondations, à planifier les récoltes, à évaluer les dommages du changement climatique repose sur ces bases de données. Les supprimer, c’est faire vaciller tout l’édifice.

La comparaison n’est pas excessive : nous faisons face à l’équivalent moderne de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Perdre non seulement l’information, mais aussi l’intégrité de l’archive, serait une catastrophe pour l’humanité, au moment précis où les menaces existentielles s’accélèrent.

L’Europe peut saisir une chance historique

Mais là où l’Amérique se livre à un suicide scientifique, l’Europe peut saisir une chance historique. La Commission européenne a déjà lancé un programme de 500 millions d’euros, « Choose Europe for Science », offrant des super-bourses et des primes de relocalisation aux chercheurs américains victimes d’ingérence politique. L’Espagne et la France mettent en place des « refuges scientifiques » garantissant postes et financements. Les candidatures affluent déjà.

Ces mesures sont un début, mais elles doivent aller plus loin. Pourquoi ne pas créer une « Université américaine virtuelle », financée par Bruxelles et répartie dans toute l’Europe, qui accueillerait les chercheurs déplacés et renforcerait les collaborations transatlantiques ? Au-delà des personnes, il faut également sauver les données. Des consortiums menés par l’Allemagne et les pays nordiques expérimentent déjà des programmes légaux de « data rescue ». Cette initiative devrait devenir continentale, avec le CERN, Copernicus et les centres nationaux de données dotés des moyens pour héberger les copies de secours des ensembles les plus cruciaux.

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La tâche ne sera pas aisée. Les chercheurs américains sont mieux rémunérés que leurs homologues européens. Les packages de transfert devront donc être généreux : salaires compétitifs, visas pour les familles, laboratoires, logement et intégration dans les réseaux scientifiques. Faute de quoi, le ressentiment des chercheurs européens, déjà confrontés à des financements serrés, risque de s’exacerber. À cela s’ajoute la menace de représailles américaines : Washington pourrait tenter de bloquer les transferts de données, imposer des contrôles à l’exportation ou sanctionner les institutions européennes accueillant ces scientifiques.

Mais le risque de l’inaction est pire encore. Si les données sur le climat et la santé disparaissent ou sont manipulées à des fins politiques, les conséquences seront planétaires : procès sans preuves, assureurs incapables d’évaluer les risques, villes aveugles face aux inondations, démocratie privée de transparence. Dans un monde déjà en proie à une crise écologique, l’ignorance volontaire serait fatale.

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L’Europe a déjà connu cette situation — mais de l’autre côté. Dans les années 1930 et 1940, les États-Unis accueillirent des vagues de chercheurs fuyant le fascisme, parmi eux Albert Einstein, Hans Bethe, André Weil, et Claude Lévi-Strauss. Cet exil transforma les universités américaines en leaders mondiaux de la recherche. Ce qui fut d’abord un geste humanitaire devint le socle de la puissance scientifique américaine.

Aujourd’hui, les rôles sont inversés. La science américaine est menacée de l’intérieur. L’Europe peut en devenir la gardienne. Il ne s’agit pas seulement de sauver des bases de données ou des institutions, mais bien de protéger la possibilité même d’une science cosmopolite, à l’heure où l’autoritarisme reprend des forces.

*Nils Gilman est historien spécialiste de la Guerre froide et conseiller principal de l’Institut Berggruen