Elle était d’une beauté sublime mais c’est sa voix qui s’avérait encore plus inoubliable. Très légèrement assourdie, mais surtout accentuée, à tous les sens possibles. Claudia Cardinale, qui s’est éteinte ce mardi à 87 ans, semblait venir d’une autre planète un peu trop belle pour nous, et dont la langue nous était très légèrement inconnue. C’est que la star italienne n’a vraiment appris sa langue nationale, pas natale, seulement à la fin de l’adolescence.
Née à Tunis ou plutôt à la Goulette, qui abritait le port de la capitale tunisienne, la petite fille née dans cette importante communauté italienne de l’autre côté de la Méditerranée, a d’abord parlé l’arabe tunisien, le français, la langue des colons, de l’école et de l’administration, et le sicilien de ses parents.
Quatre ans de moins que « BB »
Ce léger flottement donne à son timbre un irrésistible et léger décalage, comme si elle était chez elle dans toutes les langues et toujours un peu ailleurs. Comme si, surtout, elle devait aussi parler avec ses yeux, profonds, immenses, rieurs, malicieux, et son sourire qui était une invitation à rendre les armes. L’Italienne de Tunis débute comme mannequin. Elle agrandit son royaume : « La plus belle Italienne de Tunisie » devient la plus belle femme du monde.
Au sens propre : « CC » est lancée comme une rivale de « BB ». Claudia Cardinale a quatre ans de moins que Brigitte Bardot, et la brune italienne, au lycée, aime à imiter la Française. Et Dieu créa deux femmes.
Au bras d’Alain Delon
Dans « Le Guépard », il y avait une biche. Ce film de Luchino Visconti, en 1962, six ans après le brûlot de Vadim avec Bardot, la fait exploser. Dans un tout autre registre. Dans cette saga de l’aristocratie déclinante dans une Sicile du XIXe siècle qui lui parle tellement, la jeune femme, aux bras d’Alain Delon lui aussi en pleine éclosion, incarne la génération montante, dans la fiction comme dans la réalité. Elle est cette beauté triomphante et candide que le vieux Guépard joué par Burt Lancaster adopte.
Alain Delon et Claudia Cardinale dans «Le Guépard». Collection Christophel / RnB © Titanus / Societe Nouvelle Pathe Cinema / Societe Generale de Cinematographie
Elle lui succédera, main dans la main avec Tancrède interprétée par le Français. Le couple imprime durablement la rétine par une scène mythologique. Ici, c’est un bal, pas populaire mais digne d’un Ancien régime finissant, où Cardinale et Delon virevoltent d’une valse à l’autre puis d’une salle désertée à l’autre du vieux palais majestueux et décrépi. Inoubliables. Ils incarnent à jamais la jeunesse, telle qu’on la rêve, telle qu’elle ne s’offrira jamais à nous ni à personne, sauf sur une pellicule magique de film.
Qui sera aussi jamais aussi beau que ce couple à l’instant décisif du coup de foudre ? Dans « Le Guépard », c’est comme si l’on avait vu une panthère traverser l’écran. Visconti la fait tourner souvent, et bien sûr tous les autres dieux de cet âge d’or du cinéma italien, comme Fellini dans « Huit et demi », Monicelli ou Comencini.
Claudia Cardinale est d’une époque rare et bénie où ce cinéma qui ne durera pas est à la fois très populaire et artistique, exigeant et facile comme un amour fou. Il suffit de suivre ses pas de danse. Tous les grands réalisateurs italiens la vénèrent, et même Sergio Leone qui lui offre un autre registre d’anthologie, dans « Il était une fois dans l’Ouest ». La plus belle des cowgirls, aussi.
Un drame à l’âge de 17 ans
Il était une fois Claudia Cardinale, une princesse dont la vie d’adulte avait commencé par une tragédie. Pas de prince charmant, mais un violeur. La jeune fille accouche à 17 ans d’un petit garçon, Patrick, né d’une relation forcée avec un homme plus âgé qui exerçait sur elle une emprise. Elle se cache, et son fils croira pendant des années qu’il est son petit frère. Elle dit commencer une carrière d’actrice pour les faire vivre.
Cette sauvagerie, ce cran, ce mélange de pure comédie et de nostalgie insondable se retrouve dans ses plus beaux rôles, comme dans le merveilleux « Cartouche » de Philippe de Broca, où son personnage vit des amours compliquées avec le héros brigand de grand chemin au grand coeur joué par Jean-Paul Belmondo.
Jean-Paul Belmondo (Roberto Borgo) et Claudia Cardinale (Georgia Saratov) dans «La Scoumoune» de José Giovanni
© 1972 STUDIOCANAL – Praesidens Films
Bébel après Delon, elle pourra bien acquérir la nationalité française, elle l’est déjà dans les cœurs et la légende. Sa carrière se déroule des deux côtés des Alpes. Elle joue dans plusieurs films méconnus en France de l’homme de sa vie, le réalisateur italien Pasquale Squitieri. Elle le séduit sans attendre ses avances, elle fonce vers lui.
Une fille prénommée… Claudia
« Il est le seul homme de ma vie », dira celle qui a auparavant été mariée à un producteur italien. Avec Squitieri, son compagnon pendant 27 ans, elle a une fille prénommée… Claudia. Quand la famille est tortueuse, il faut s’accrocher à une identité forte, comme une répétition musicale qui inscrit la vie même.
Ses deux enfants restent sa boussole dans sa vie parisienne et plus récemment, à Nemours (Seine et Marne), où une grande maison les réunissait. La plus Française des Italiennes, la plus douce des stars. Il est temps de pleurer. Pleurer et pleurer. La mort soudain n’est plus une possibilité, mais un fait irréfutable et terrible. La plus belle des belles n’est plus là.
Plus de Guépard, plus de panthère, plus de biche, plus de stars. Claudia et sa voix sourde et son regard si lumineux. Elle avait joué « La ragazza », « La fille » au sens propre. Ragazza, ce mot populaire et magique en Italie. Ragazzo et Ragazza, les gars et les filles. L’éternel féminin s’appelait un peu, beaucoup, passionnément, à la folie Claudia Cardinale.