« Je ne connais pas un collègue qui ne soit pas en procédure collective ou en passe de l’être », se désole Laurent Rousseau, à la tête des Vignobles Rousseau dans le Libournais, lui-même en passe de sortir d’un plan de sauvegarde initié début 2023. Son constat traduit l’ampleur de la crise économique qui frappe depuis trois ans le plus vaste vignoble de France.

« Les difficultés se sont encore accentuées en 2025. Un grand nombre d’exploitations viticoles se trouvent, de fait, en situation d’être placées en redressement judiciaire au regard de leur trésorerie et de leurs dettes fournisseurs », confirme maître Alexandre Bienvenu, avocat au cabinet Ramure spécialisé dans le secteur viticole. « Cela concerne tout le monde : les petites exploitations familiales, les caves coopératives et même des viticulteurs a priori mieux armés qui avaient encore des bases saines en 2022. »

De quoi dépeindre un tableau plus qu’inquiétant : « D’une certain manière, le tribunal judiciaire [dont dépendent les exploitations agricoles] tient le vignoble à bout de bras grâce aux procédures permettant de geler les dettes jusqu’à 24 mois. Sinon, on serait tous morts… », traduit Renaud Jean, le porte-parole du collectif Viti33.

Un trou de plus d’un milliard d’euros

Avec la baisse structurelle de la consommation de vin rouge et la fermeture des marchés chinois et américains, le vignoble n’arrive tout simplement plus à écouler sa production. Les primeurs, qui consistent à vendre un vin avant même qu’il ne soit mis en bouteille, généralement au printemps qui suit la récolte, injecte habituellement plus d’un milliard d’euros de trésorerie dans le vignoble.

Mais ce mécanisme propre à Bordeaux a très mal fonctionné en 2024 et 2025. Moins d’une trentaine de châteaux ont vendu toute leur production tandis que certaines exploitations qui vendaient 100 % en primeurs ont vendu à peine 10 % et que la plupart des autres n’ont pas dépassé 30 %. « En deux ans, plus d’un milliard d’euros ne sont pas arrivés dans les caisses de la filière », évalue Renaud Jean pour qui « le vignoble est désormais à deux doigts de l’effondrement. »

Des comptes vides, des cuves pleines

Car si les comptes sont vides, les cuves sont, elles, pleines à ras bord. « Les stocks sont pleins partout depuis des mois : dans les chais mais aussi chez les négociants et dans les entrepôts de la grande distribution », confirme Aurélie Lalanne, commissaire aux comptes chez KPMG spécialisée dans le secteur viticole. Malgré l’arrachage de près de 20 % des surfaces de vignes en deux ans, la surproduction est donc encore loin d’être résorbée.

Il y a les vignerons, la soixantaine passée, qui ont arraché leurs vignes pour partir à la retraite en prévoyant d’écouler leur stock dans les deux ou trois ans. Il y a ceux qui sont contraints de brader leurs vins parce que l’huissier est à leur porte et d’autres encore dont les stocks sont vendus à prix cassés lors de liquidations judiciaires.

Tandis qu’au milieu de gamme, c’est aussi l’embouteillage : « Les crus classés ont lancé beaucoup de seconds vins mais ça ne mord pas et vous avez du coup une déferlante de vins où ils cassent les prix », ajoute Yannick Evenou, directeur du château Réaut, dans l’Entre-deux-Mers.  

La spirale déflationniste

Au total, les prix des vins de Bordeaux restent donc dramatiquement bas. Et très loin de couvrir les coûts de production : « Mon acheteur principal paie 900 euros le tonneau contre 1200 euros il y a deux ans et il ne m’a pris que la moitié de la quantité habituelle, » raconte Nadège Impériale, propriétaire du Château Barbot Impériale dans l’Entre-deux-Mers, qui n’est paradoxalement pas si mal lotie. « Sur le marché du vrac, on parle actuellement de 700 euros le tonneau en Bordeaux et de 800 euros en Bordeaux supérieur au regard d’un coût de production d’au moins 1 500 euros », éclaire Renaud Jean, qui évoque des Saint-Emilion Grand Crus à moins de 6 euros HT la bouteille. Du jamais vu.

De quoi nourrir une spirale déflationniste sans fin tant les acheteurs ont la certitude que le vin sera encore moins cher demain.

« On est dans un schéma ou la notion de puissance financière ou de distribution va écraser ceux qui n’en ont pas. C’est un mécanisme où les gras vont maigrir financièrement et où les maigres vont mourir », craint Yannick Evenou.

Dans ce contexte sans issue, le millésime 2025 fait office de maigre lueur d’espoir : « Il sera qualitativement très bon, grâce à l’ensoleillement de cet été. Mais le revers de la médaille, c’est qu’on n’aura pas la quantité », décrit Charlotte Molinari, propriétaire du château Pont de Brion à Langon. Les volumes sont inférieurs de 30 % à 50 % par rapport à une récolte classique.

Ce millésime « plus concentré, plus puissant, plus riche, va être très bon », abonde Yannick Evenou mais il risque paradoxalement de détériorer encore un peu plus la trésorerie : « Ce n’est pas une bonne nouvelle d’un point de vue comptable puisque le prix de revient est lié au volume que vous avez à l’arrivée. Que vous ramassiez cinq ou dix hectolitres (à l’hectare, ndlr), vous y passez le même temps et cela vous coûte autant en amont… » 

Le Crédit agricole en première ligne

Avec 5 000 exploitations et 50 000 emplois concernés, la crise viticole pourrait avoir des ramifications bien plus larges pour l’économie girondine tant chez les fournisseurs que les prestataires. Côté bancaire, le Crédit agricole d’Aquitaine est de loin le premier concerné avec 70 % de parts de marché pour 2,7 milliards d’euros d’encours dans la viticulture bordelaise. En plus de ses 60 salariés chargés de la filière, la banque a déployé une équipe de 14 personnes dédiées à l’accompagnement des entreprises viticoles.

« Il y a un ralentissement du marché très clair avec des prix de sortie qui ne cessent de baisser. Beaucoup de vignerons ont des sujets de trésorerie », observe Eric Garreau. Le directeur du pôle viticulture de la banque régionale écarte tout risque systémique, confirmant seulement « un taux de défaut très élevé et en hausse continue depuis deux ans » dans la filière. « La baisse de l’activité n’est pas uniforme mais tout viticulteur doit aujourd’hui s’adapter aux nouvelles attentes sociétales » en termes de consommation, précise Sandrine Kergosien, la directrice des marchés spécialisés.

Quant aux négociants, ils font le dos rond. « Le négoce tient bon pour l’instant avec peu ou pas de procédures collectives mais les bilans 2025 posent des questions évidentes de valorisation des stocks et de trésorerie. Et personne ne s’attend à de bonnes nouvelles », relève Aurélie Lalanne.

« Ce qui me met en colère c’est qu’à Bordeaux on ne semble pas prendre la mesure de l’ampleur de ce bouleversement économique qui frappe la Gironde », alerte Me Alexandre Bienvenu. Car cette crise, la plus grave dans le vignoble depuis 50 ans, s’assimile pour beaucoup à « un vaste plan de licenciements silencieux ». Portant des enjeux sociaux, familiaux et patrimoniaux très lourds, cette crise remodèle déjà les paysages girondins où 18 000 hectares de vignes ont été arrachés.

Et chacun sait qu’il faudra en déraciner entre 15 000 et 30 000 de plus. Les viticulteurs girondins ont reçu ces derniers jours un nouveau questionnaire du ministère de l’Agriculture pour les sonder sur les surfaces à détruire en cas de nouveau plan d’arrachage.