Gravement blessé dès le premier jour des essais d’avant-saison, en début d’année, Jorge Martín a lancé la défense de son titre mondial par une série de chutes, d’opérations et d’hospitalisations qui allaient le tenir éloigné des circuits jusqu’au GP de République tchèque, fin juillet. Depuis son retour, il a peu à peu retrouvé une vie normale, même s’il affirme que cette deuxième partie de saison est pour lui une préparation en vue de 2026.
Alors qu’approche le sacre de son successeur, le champion du monde MotoGP en titre a accordé une interview exclusive à Motorsport.com. En toute sincérité, il lève le voile sur sa vie personnelle et les relations intenses qu’il entretient avec son entourage proche, essentiel à son équilibre.
En 2024, tu as remporté le championnat du monde MotoGP avec une équipe satellite, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Penses-tu que cela a été apprécié à sa juste valeur ?
Ça dépend à qui vous posez la question. Je pense que dans le paddock, oui, on arrive à comprendre ce que ça veut dire de gagner avec une équipe satellite. Douze personnes contre une usine de 200 personnes. Mais en général, les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est difficile. Franchement, je crois que ça ne se reproduira plus.
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On peut se dire qu’on a le même matériel technique, mais les meilleurs moteurs et les meilleures pièces vont à l’équipe officielle, c’est évident, car ce sont les pilotes de l’usine, avec tout le soutien que cela implique. Il n’y a pas de comparaison possible avec une équipe privée. De l’extérieur, ça n’a clairement pas été apprécié à sa juste valeur et les gens ne se rendent pas compte à quel point ça a été difficile à réaliser.
Qu’est-ce qui a changé entre le Jorge Martín qui s’est battu pour le titre ces deux dernières saisons et celui qui a connu une série de blessures qui l’ont fait disparaître de la lutte pour la victoire cette année ?
La mentalité. Je pense que quand on gagne un titre MotoGP, ou que l’on atteint un objectif pour lequel on s’est battu toute sa vie, certains paramètres changent. Il faut alors trouver le sens, la raison pour laquelle on continue à faire cela si l’objectif est atteint.
À partir de là, une autre étape commence, celle du sens, de pourquoi je cours à moto, pourquoi je risque ma vie. Il faut chercher la raison : pour ma famille, pour mes futurs enfants, par amour pour ce sport, parce que j’aime la pression…
Jorge Martín révèle les profonds questionnements engendrés par ses blessures.
Photo de : Gold and Goose Photography / LAT Images / via Getty Images
Ta blessure au Qatar et les dix jours passés à l’hôpital là-bas ont été un tournant pour toi ?
Tout ce que j’ai vécu avec les blessures m’a beaucoup fait grandir sur le plan mental. Quand vous dites adieu à votre mère parce que vous pensez que vous allez mourir, je pense qu’il y a un déclic dans votre tête et que vous repensez à beaucoup de choses.
Le tournant, c’est de pouvoir surmonter cette situation et de revenir à la compétition au plus haut niveau en donnant le meilleur de soi-même. Parce que, dès lors, on n’est plus obsédé par la victoire, mais par le fait de s’améliorer, de devenir un meilleur pilote, une meilleure personne. C’est pour cela que je pense que, globalement, cela a fait de moi une personne bien meilleure qu’avant.
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Tu as pensé à t’arrêter de courir, à abandonner la moto. Est-ce une façon de parler, ou bien as-tu vraiment envisagé cette possibilité ?
Cette fois-ci, je ne me suis pas demandé si j’allais prendre ma retraite ou non. J’avais plutôt des doutes quant à ma capacité à remonter à moto, ce qui est différent. À aucun moment je n’ai envisagé d’arrêter, j’ai toujours voulu me rétablir pour remonter à moto.
Pendant trois semaines, j’ai dû me déconnecter un peu du monde, tout oublier. Le simple fait d’aller à la plage et de regarder la mer, c’était déjà un bonheur pour moi. Mais la question n’était pas tant de savoir si j’allais prendre ma retraite ou non, c’était plutôt de voir si je pourrais redevenir rapide. C’est à ce moment-là que beaucoup de doutes surgissent dans votre tête et que vous traversez une période de grande frustration et de faiblesse.
Le fait d’avoir commencé à travailler avec un psychologue il y a plusieurs années t’a-t-il aidé à prévenir tout ce que tu as dû endurer avec tes blessures ?
Non. Je me considère comme une personne très honnête, je dis toujours ce que je pense et quand on m’a demandé si je travaillais avec un psychologue, j’ai admis que oui, et on a créé beaucoup d’histoires autour de ça. La plupart des pilotes qui ont recours à un psychologue ont peut-être un tabou qui les empêche de le dire, ou bien ils pensent que c’est un signe de faiblesse. Mais pour moi, c’est le contraire, c’est un signe de force, de volonté de s’améliorer aussi sur le plan mental.
Avant, j’avais des séances hebdomadaires, et maintenant je suis en contact avec lui toute la journée. Je l’ai engagé comme membre de mon équipe. Je considère que le psychologue est comme un mécanicien, comme un coach, c’est très important pour moi.
Comment t’a-t-il aidé ?
Il m’a prévenu que le défi qui m’attendait était le plus difficile que j’allais devoir affronter dans ma vie. Que je n’allais pas gagner dès mon retour. Que même si je venais de gagner, j’allais maintenant être 18e et que ce ne serait pas facile. Il m’a aidé à m’y préparer, et je me suis préparé, ça ne m’a pas pris par surprise. Peut-être que si je n’avais pas été préparé, j’aurais baissé les bras. Or aujourd’hui, c’est le contraire, être 18e en essais me pousse à donner le meilleur de moi-même.
Jorge Martín s’est bâti un entourage essentiel à son équilibre.
Photo de : Aprilia Racing
Tu donnes un peu l’image d’une personne forte, qui sait ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas, mais en même temps, tu as un entourage très structuré qui t’aide beaucoup.
L’entourage est tout pour moi, surtout dans les moments difficiles, quand on a une mauvaise journée ou une mauvaise séance, qu’on rentre au motorhome en étant triste et frustré. Avoir quelqu’un qui sait être là, non pas pour vous sortir de ce moment, car ces moments sont aussi nécessaires, mais qui sait à quel moment switcher et vous redonner le sourire. Passer du fait d’accepter que ça s’est mal passé au fait d’en rechercher les raisons. C’est parfait d’être critique, mais il faut rapidement aller de l’avant.
Les gens ne sont pas conscients de ce que les parents endurent face à la haine sur les réseaux sociaux.
Ton père est ton assistant, il est toujours à tes côtés et il se distingue par sa discrétion, il reste toujours en retrait. Pourtant, lorsque la polémique autour du contrat avec Aprilia a éclaté, il a publié un post sur Instagram. Cela t’a-t-il surpris ?
Ça ne m’a pas surpris, mais je n’étais pas au courant. Mon père est une personne très introvertie. Les gens donnent leur avis, critiquent, publient des messages haineux, mais ils ne sont pas conscients de ce que les parents endurent face à la haine sur les réseaux sociaux. Honnêtement, après toutes ces années en tant que sportif de haut niveau, je m’en fiche, et j’en ris même. Ça me plaît de lire les critiques parce que ce sont des conneries.
Ce que j’aimerais, c’est qu’au lieu de répandre leur haine, les gens fassent des critiques constructives, mais il est clair qu’ils en sont incapables et cela fait du mal à ma famille. Et, au final, il faut bien que ma famille évacue ça quelque part. Ils ne peuvent pas le faire avec moi, car je dis à mon père : « Si ça te dérange, ça te dérange toi, pas moi, alors ne me dérange pas moi aussi ». Alors mon père s’est exprimé sur les réseaux sociaux et a voulu donner sa version des faits. Mais j’insiste, les gens ne se rendent pas compte du mal qu’ils font à ma grand-mère, à mon grand-père, à ma mère, à mon frère. Ils en souffrent tous.
Dans ton entourage, un autre élément est devenu essentiel ces dernières années : ta compagne.
Oui, je pense qu’avoir une compagne stable est un plus sur le plan professionnel. C’est génial d’être serein, d’avoir quelqu’un qui te soutient, à qui tu peux parler dans les bons comme dans les mauvais moments, avec qui tu peux profiter de la vie. Bien sûr, comme dans toute relation, il y a des hauts et des bas, mais je pense qu’à long terme, cela apporte énormément.
Personnellement, avec María, je ne manque de rien, je suis très heureux avec elle. J’espère que quand elle grandira un peu, je pourrai me marier, car elle n’a que 23 ans et c’est encore un peu tôt. Si cela ne tenait qu’à moi, je me marierais dès demain.
Jorge Martín reprend peu à peu ses marques cette saison.
Photo de : Roberto Tommasini / NurPhoto via Getty Images
Aleix Espargaró est un autre pilier de ton cercle proche, pour le meilleur et pour le pire. A-t-il beaucoup d’influence sur ta vie ?
Beaucoup. Aleix a beaucoup d’influence sur ma vie. Je me considère comme un « mini Aleix » en mieux, c’est lui qui me le dit. Il me dit « tu es moi, en mieux », parce qu’avec lui, c’est très exagéré, très « tout blanc ou tout noir » – je ne parle pas au niveau professionnel, mais d’un point de vue personnel – et je suis peut-être un peu plus neutre.
Je crois qu’on s’aide beaucoup dans notre vie, dans notre quotidien, dans les moments difficiles. Si je tombe, c’est la première personne que j’appelle. Et s’il tombe à vélo le lendemain, c’est moi qu’il appelle en premier. J’apprends beaucoup de lui, de son style de vie, de sa façon d’être heureux. C’est admirable de voir comme il est capable de toujours voir le bon côté des choses. Je suis un peu plus négatif et j’espère qu’il apprend aussi des choses de moi comme j’en apprends de lui.
Ce n’était pas seulement une question d’argent, de moto ou de projets, au final c’était une décision de vie.
Sans aborder le sujet du contrat avec Aprilia, penses-tu néanmoins que les gens ont compris ce que tu essayais de faire ?
Je pense qu’ils n’ont pas compris ce qui se passait. Au final, il y avait un conflit d’intérêts entre Aprilia et moi à ce moment-là, que nous avons finalement réussi à résoudre d’une manière que les gens ne savent pas et ne comprennent pas. Ce n’était pas seulement une question d’argent, de moto ou de projets, au final c’était une décision de vie. Pour moi, c’était une décision de vie, après avoir passé trois semaines à l’hôpital, mais cela n’a pas été compris.
Mais pour moi, la seule chose qui compte, c’est que mon entourage, mon équipe, Aprilia et moi-même soyons heureux, et que nous avancions désormais dans la même direction. C’est la seule chose qui m’importe, et ce que les gens pensent, franchement, je m’en fiche.
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