L’industrie automobile se trouve à un tournant. Les transitions technologiques – électrification, automatisation, digitalisation – s’accélèrent, mais elles n’affectent pas toutes les régions de la même manière. Si certains marchés, notamment asiatiques, s’affirment comme moteurs de la transformation, l’Europe, pourtant riche d’un tissu dense d’équipementiers et d’un savoir-faire reconnu, voit son modèle fragilisé par des coûts élevés et une concurrence accrue.
La 14e édition de l’Automotive Disruption Radar, qui suit l’évolution de 22 pays sur 26 indicateurs, illustre cette recomposition. La Chine s’impose comme leader incontesté, devant la Corée du Sud et les Pays-Bas. L’Empire du Milieu bénéficie d’un écosystème complet – brevets, investissements en IA, infrastructures, appétence des consommateurs – et d’un marché où un véhicule sur quatre vendu est désormais 100 % électrique
L’Europe n’est pas absente du tableau : la France et l’Italie progressent, notamment grâce à leurs avancées en automatisation et à un regain d’intérêt pour les véhicules hybrides. La Norvège et la Suède confirment leur avance dans l’électrification. En revanche, les États-Unis décrochent, freinés par un ralentissement de la demande en véhicules électriques et par un recentrage politique sur les motorisations thermiques.
Un paradoxe technologique
L’ADR14 met aussi en lumière un décalage entre l’offre et la demande. Les brevets liés à la conduite autonome se multiplient, les investissements dans l’intelligence artificielle atteignent des records, mais les consommateurs restent prudents. Les services de mobilité partagée stagnent et l’usage de la voiture individuelle demeure dominant. En d’autres termes, la technologie avance plus vite que son acceptation sociale.
L’étude insiste sur un phénomène structurant : la fragmentation de l’industrie mondiale en quatre blocs – Chine, Europe, États-Unis, Japon/Corée. Chacun développe ses propres standards et ses propres alliances. L’Europe apparaît dans une position délicate, dépendante des partenariats avec les acteurs chinois pour rester dans la course, mais exposée au risque de perdre en indépendance technologique.
Cette dépendance se double d’un enjeu industriel. Dans une étude distincte réalisée pour le CLEPA, l’association européenne des équipementiers automobiles, Roland Berger évalue à 23 % la part de valeur ajoutée européenne menacée d’ici 2030, ce qui représente jusqu’à 350 000 emplois. Les équipementiers dénoncent un désavantage compétitif de 15 à 35 % par rapport aux États-Unis et à la Chine, dû à des coûts énergétiques et salariaux plus élevés et à une réglementation jugée trop lourde.
Benjamin Krieger, secrétaire général de CLEPA, prévient : « L’Europe est engagée dans une bataille décisive pour sa souveraineté industrielle. » Pour les fournisseurs, il est urgent que l’Union européenne agisse sur plusieurs leviers : baisse des charges structurelles, révision des objectifs CO? afin de préserver la neutralité technologique, et mise en place de politiques incitatives pour maintenir la production de composants stratégiques sur le continent.
Ces deux études, l’une prospective et mondiale, l’autre centrée sur la compétitivité européenne, pointent la même réalité : l’Europe est en position défensive. Elle reste un acteur industriel majeur mais doit trouver un équilibre entre coopération internationale et préservation de son autonomie. Sans mesures fortes, elle risque de voir s’éroder son rôle de moteur technologique et industriel dans la mobilité de demain.