Peut-on vraiment « trop » parler d’un génocide ? C’est pourtant le reproche qui revient inlassablement, à voix haute ou non, dès qu’on évoque Gaza. Édito. 

À Gaza, plus de 10 % de la population a été tuée ou blessée depuis 2023, tandis que les survivants sont plongés dans une famine critique. Dénoncer ce massacre n’est donc pas un excès, mais une nécessité. Toutefois, certains se demandent pourquoi cette injustice domine autant l’actualité en comparaison à d’autres drames géopolitiques.

Bien sûr, cet élan s’explique en grande partie par une donnée démographique majeure : la France abrite aujourd’hui les plus importantes communautés juive et musulmane d’Europe. De ce fait, un lien intime – quel qu’il soit – existe entre une part significative de la population française et les enjeux qui traversent les mondes arabo-musulman et juif.

Toutefois, si la mobilisation est si forte en France, c’est également parce que notre pays n’est pas extérieur à ce drame : il en est complice, par ses choix politiques, militaires et diplomatiques. Les déclarations symboliques n’y changent rien : le peuple palestinien continue de mourir sous les bombardements, le blocus, et le poids du silence.

Quelques rappels 

Le 22 septembre 2025, la France est officiellement devenue le 148e pays à reconnaître l’État de Palestine lors d’un sommet de l’ONU. Un geste politique présenté comme historique, mais qui intervient après deux années de massacre à Gaza, où au moins 64 000 personnes ont été tuées et 163 000 blesséesdont des dizaines de milliers d’enfants – par les attaques israéliennes. La reconnaissance de la France n’efface pas les années de complicité silencieuse qui l’ont précédée : ventes d’armes, soutien diplomatique à Israël, répression des mobilisations pro-palestiniennes sur notre sol.

Et malgré ce symbole, la France reste passive face aux attaques israéliennes contre les flottilles humanitaires dans les eaux internationales, y compris lorsqu’elles mettent en danger ses propres ressortissants.

La Global Sumud Flotilla a été attaquée par des drones dans la nuit du 23 au 24 septembre, au large de la Crète. Des bateaux ont été endommagés. Tandis que l’Italie et l’Espagne ont envoyé des frégates pour protéger la flottille, le gouvernement français reste silencieux. Autrement dit, le décalage entre les déclarations officielles et la réalité des actes souligne la responsabilité persistante de l’Hexagone dans ce génocide en cours.

Parce que Gaza est un génocide en direct

Le rapport publié le mardi 16 septembre 2025 par la Commission d’enquête internationale indépendante de l’ONU a confirmé qu’un génocide a bien lieu à Gaza, établissant que quatre des cinq critères de la Convention de 1948 sont remplis :

« meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; et mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ».

La situation à Gaza n’est donc pas une « guerre » entre deux armées, mais la destruction systématique d’un peuple enfermé sur un territoire minuscule.

– Pour une information libre ! –Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

« La bande de Gaza est l’endroit le plus dangereux au monde pour un enfant. Et jour après jour, cette réalité brutale est renforcée. »James Elder, porte-parole de l’UNICEF

Le blocus terrestre, maritime et aérien imposé depuis 2007, renforcé depuis le 7 octobre 2023, prive la population de nourriture, d’eau potable, de soins médicaux, d’électricité et de carburant. En mai 2025, l’OMS signalait que 94 % des hôpitaux avaient été détruits ou endommagés. Selon l’ONU, au total, 78 % des immeubles ont été partiellement ou totalement ravagés. Et près de 99 % des terres agricoles ont été anéanties, dans un contexte de famine critique.

« Un enfant sur cinq à Gaza souffre de malnutrition aiguë sévère, la forme la plus mortelle de la maladie. »Catherine Russell, directrice générale de l’UNICEF

Le caractère inédit et insoutenable de cette situation est qu’il s’agit d’un génocide diffusé en temps réel : bombardements d’écoles, de camps de réfugiés, d’hôpitaux, images de familles entières décimées, diffusées sur les réseaux sociaux et dans les médias internationaux. Pourtant, malgré cette visibilité, la réaction des gouvernements occidentaux reste largement limitée à des déclarations symboliques.

Chaque jour d’inaction internationale ajoute de nouvelles victimes à une liste déjà interminable. Parler de Gaza n’est pas une option militante parmi d’autres : c’est un devoir face à l’inhumanité.

Parce que la France est directement impliquée dans le génocide

La reconnaissance de l’État palestinien n’a eu aucun impact concret sur la politique française. En septembre 2024, plusieurs mairies avaient choisi d’hisser le drapeau palestinien, initiative à laquelle le ministre de l’Intérieur démissionnaire, Bruno Retailleau, s’était fermement opposé.

Au-delà de l’inaction institutionnelle, l’opinion publique reste divisée : la défense de Gaza est encore fallacieusement assimilée par beaucoup à une forme de terrorisme ou d’antisémitisme. Et contrairement à ce que laisse entendre le gouvernement, la France est complice du massacre à Gaza, non seulement par son silence, mais aussi par sa participation matérielle à celui-ci.

Mensonges d’État : vente d’armes et de matériel militaire avérées

Malgré ses dénégations répétées, la France a continué de livrer armes et équipements militaires à Israël en pleine offensive sur des civils à Gaza. Selon le Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France, la France a vendu environ 200 millions d’euros d’armes à Israël ces dix dernières années.

En 2023, les exportations d’armes françaises vers Israël ont atteint 30 millions d’euros, soit le double de 2022. À cela s’ajoutent 192 millions d’euros de biens à double usage (civil et militaire), contre 34 millions en 2022. En 2024, Israël a passé pour 27,1 millions d’euros de commandes d’armes françaises, un niveau record depuis 2017. Les livraisons effectives se sont élevées à 16,1 millions d’euros. Autrement dit, malgré le discours officiel, les flux d’armement vers ce pays dirigé par un gouvernement génocidaire continuent.

Le nouveau Premier ministre français, Sébastien Lecornu, anciennement ministre des Armées, a tenté de démentir plusieurs fois et avec insistance toute relation d’armement de la France avec Israël : « La France ne vend pas d’armes à Israël. Point », a-t-il déclaré le 11 juin 2025. Les exportations françaises vers l’État génocidaire ne concerneraient que des composants destinés aux systèmes de défense ou des pièces destinées à une réexportation ultérieure. Pourtant, les rapports et les données douanières israéliennes prouvent le contraire.

Amnesty International France a demandé la suspension de ces licences d’exportation, sans succès. La demande a été rejetée par le Premier ministre et la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) en octobre 2024.

En juin 2025, Disclose et le média irlandais The Ditch ont révélé que la France s’apprêtait à livrer secrètement des équipements pour mitrailleuses à destination d’Israël. Des dockers de Fos-sur-Mer ont d’ailleurs bloqué l’exportation de 14 tonnes de pièces détachées, fabriquées par la société française Eurolinks.

La France, en tant que signataire du Traité sur le commerce des armes, a l’obligation de ne pas exporter de matériel susceptible de contribuer à un génocide, des crimes contre l’humanité ou d’autres graves atteintes aux droits humains. Or, des équipements français ont été utilisés dans des frappes israéliennes à Gaza, comme le largage de bombes de 900 kg sur des zones civiles.

Reconnaître l’État palestinien, mais laisser attaquer les flottilles : l’hypocrisie française

La reconnaissance de l’État palestinien par la France se veut un geste historique, mais elle révèle toute son hypocrisie quand on la confronte à l’inaction face aux attaques répétées contre les flotilles de la liberté (Freedom flotilla) pour Gaza. Depuis 2008, ces navires civils, chargés d’aide humanitaire et animés par un engagement pacifique pour briser le blocus sont régulièrement interceptés ou attaqués par Israël, parfois dans les eaux internationales.

La dernière en date, la Global Sumud Flotilla, a été visée le 24 septembre 2025 par des explosions et des drones au large de la Crète, mettant en danger des ressortissants de 44 pays. Le ministre de la Défense italien Guido Crosetto n’a pas tardé à réagir et a annoncé l’envoi d’une frégate militaire pour « d’éventuelles opérations de secours », suivi par le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez.

 

La France, quant à elle, ne fait rien pour protéger ses ressortissants. Comment prétendre défendre le droit international et les droits humains tout en abandonnant celles et ceux qui risquent leur vie pour acheminer vivres et médicaments à une population assiégée, affamée ? Sans protection des missions humanitaires, la reconnaissance d’un État palestinien n’est qu’un symbole creux, qui ne change rien à l’impunité israélienne ni au drame humanitaire vécu par les Gazaouis sous blocus.

Répression des manifestations pro-palestiniennes en France : entre interdictions, arrestations et atteintes aux libertés

Depuis octobre 2023, les rassemblements de solidarité avec la Palestine ont fait l’objet d’une réponse de plus en plus marquée des autorités françaises, suscitant des critiques d’ONG et de défenseurs des droits humains. Amnesty International a dénoncé dès octobre 2023 le télégramme du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin demandant aux préfets d’interdire toutes les manifestations pro-palestiniennes, jugeant cette mesure « une atteinte grave et disproportionnée » au droit de manifester pacifiquement.

Dans plusieurs villes, les arrêtés préfectoraux ont effectivement bloqué des rassemblements pourtant déclarés, sous le prétexte de « risques de troubles à l’ordre public », et les gardes à vue se sont enchaînées. Mais malgré les interdictions fréquentes et les arrestations, les mobilisations ont continué durant ces deux dernières années à travers la France, réunissant des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes. Il est important de préciser qu’interdire systématiquement ces manifestations, ou les criminaliser, constitue une violation du droit international. Le droit de réunion pacifique est protégé même sans déclaration formelle préalable, et toute restriction doit être justifiée par un risque sérieux, prouvé, et proportionné.

Parce que les multinationales françaises participent aussi à la colonisation

La complicité française ne s’arrête pas à l’État : plusieurs multinationales hexagonales profitent directement de l’occupation et de la colonisation. Parmi elles, on retrouve notamment AXA, dénoncée pour ses investissements dans onze entreprises d’armement impliquées dans le génocide. Alstom a participé à la construction du tramway de Jérusalem, reliant des colonies illégales à Israël et consolidant leur implantation. Carrefour entretient des partenariats avec des sociétés israéliennes fortement impliquées dans la colonisation, dont l’entreprise Yenot Bitan, qui exploite des supermarchés dans des colonies de Cisjordanie. Des produits Carrefour y sont vendus, malgré le caractère illégal de ces colonies selon le droit international. BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale, Banque Populaire Caisse d’Épargne, figurent également parmi les institutions françaises épinglées pour leurs investissements dans des entreprises israéliennes liées à l’armée et à la colonisation.

Ces partenariats et investissements ne sont pas neutres : ils contribuent à normaliser et financer un système de dépossession illégal. Tant que ces entreprises n’y mettent pas fin, leur responsabilité dans le génocide de Gaza reste engagée.

Parce que ce n’est pas le 7 octobre 2023 que tout a commencé

Une mécanique bien huilée s’est mise en place depuis le 7 octobre 2023 : chaque fois qu’Israël commet une attaque meurtrière contre des civils palestiniens, responsables politiques et médias dominants brandissent immédiatement cette date. Mais si l’attaque du Hamas est évidemment atroce et doit être condamnée, elle ne peut en aucun cas justifier le bombardement d’écoles, d’hôpitaux, et le massacre de milliers d’enfants.

Aucune violation du droit international humanitaire ne peut en justifier une autre. Utiliser le 7 octobre comme alibi permanent revient à légitimer des crimes de guerre et à invisibiliser les dizaines de milliers de victimes palestiniennes qui ont suivi.

Il est aussi crucial de replacer ces évènements dans leur contexte historique. Parce que le drame ne commence pas en 2023 : il plonge ses racines dans 1948 et la Nakba, quand plus de 700 000 Palestiniens ont été expulsés de leurs terres lors de la création de l’État d’Israël – une décision soutenue par des puissances occidentales qui distribuaient des terres qui n’étaient pas les leurs. Depuis, occupation, colonisation et blocus se succèdent, installant une crise humanitaire et politique permanente.

Bien sûr, il n’est pas question de rayer Israël de la carte et de commettre ainsi un énième exil de générations d’innocents, mais bien de penser ouvertement un processus de réparation nécessaire. Depuis 1947, les Nations Unies évoquent une solution à deux États via un Plan de Partage qui pourrait concrétiser le début d’un long cheminement vers plus de justice et de paix.

Dès lors, défendre la Palestine aujourd’hui ne signifie pas « soutenir le Hamas », mais bien dénoncer plus de 75 ans d’injustice et de dépossession et appeler à une reconnaissance humaine. Assimiler cette solidarité au terrorisme ou à l’antisémitisme, c’est interdire tout débat critique et rendre l’opinion publique complice du silence qui entoure ces crimes.

Parce que la défense de la Palestine n’est pas de l’antisémitisme

Depuis des décennies, la défense des droits des Palestiniens est régulièrement criminalisée, en France comme ailleurs. Les manifestations, tribunes et actions de solidarité sont souvent taxées de « soutien au terrorisme » ou d’« antisémitisme », amalgamant systématiquement critique de la politique du gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou et haine des Juifs.

Or, dénoncer les bombardements de Gaza, l’occupation militaire ou le blocus n’a rien à voir avec l’antisémitisme : c’est exiger le respect du droit international et des droits humains fondamentaux. De nombreuses associations juives antisionistes, en France comme à l’étranger, rappellent d’ailleurs que l’instrumentalisation de l’antisémitisme pour étouffer la critique d’Israël met en danger la véritable lutte contre la haine des Juifs. Pour aller plus loin, vous pouvez (re)lire l’éclairage de notre journaliste française juive : « Je suis juive de France et je ne voterai pas RN »

Cependant, il est tout aussi vrai que certains, en marge des mobilisations, ont instrumentalisé la cause palestinienne pour exprimer un antisémitisme réel, et cela ne peut en aucun cas être toléré. Confondre la critique d’un État et la haine d’un peuple est non seulement dangereux, mais renforce précisément la propagande de ceux qui cherchent à délégitimer toute solidarité avec les Palestiniens. Défendre la Palestine doit toujours s’accompagner d’une condamnation claire et absolue de toute forme de racisme, y compris l’antisémitisme.

Parce qu’on oppose Gaza aux autres drames du monde pour faire taire 

« Pourquoi parler de Gaza et pas du Soudan ? Et le Congo ? Et l’Ukraine ? Et le Yémen ? ». Cet argument ressurgit systématiquement, comme un réflexe conditionné, dès que l’on dénonce les crimes commis à Gaza. Il s’agit d’une arme rhétorique bien connue : le whataboutisme. Plutôt que de répondre sur le fond, il consiste à détourner le débat en opposant des luttes entre elles.

Oui, il existe d’autres drames atroces. Oui, chacun d’entre eux mérite une mobilisation internationale. Mais dénoncer un massacre ici n’ôte rien à l’indignation que l’on peut éprouver ailleurs. Les luttes ne s’annulent pas : elles se renforcent mutuellement. On peut être à la fois contre l’invasion russe en Ukraine, révolté par les massacres au Soudan, préoccupé par la catastrophe humanitaire au Yémen, et engagé contre le blocus meurtrier de Gaza. Ce n’est pas une question de hiérarchie de la douleur, mais de cohérence morale.

Ce qui est plus troublant, c’est que ce type d’arguments provient souvent de personnes qui ne s’engagent pour aucune cause. Celles et ceux qui n’ont jamais levé le petit doigt pour l’Ukraine, ni pour le Soudan, ni pour le Yémen, trouvent soudain opportun de dénoncer une prétendue partialité… uniquement lorsqu’il s’agit de Gaza. Ce double discours en dit long : il ne sert pas à défendre d’autres victimes, mais à délégitimer la solidarité palestinienne. En d’autres termes, c’est une manière commode de justifier l’inaction et d’attaquer celles et ceux qui refusent de détourner le regard.

Attaquer les militant·es qui tentent d’agir, de témoigner et de mobiliser contre le massacre d’enfants sous les bombes et la famine relève d’une indécence morale inqualifiable. Personne n’est tenu de manifester ou de prendre la parole : le silence est un droit. Mais celles et ceux qui choisissent le cynisme, attaquant les personnes qui tentent d’interrompre l’indifférence complice, se placent – consciemment ou non – du côté de l’oppression.

En outre, derrière cet argument se profile l’idée que ceux qui dénoncent la situation à Gaza nourriraient une obsession contre Israël, voire contre les Juifs. Or, comme évoqué plus haut, l’histoire nationale et les liens socio-culturels façonnent nécessairement le sentiment de proximité avec tel ou tel conflit. Par ailleurs, le conflit israélo-palestinien a également connu ses heures d’invisibilisation et n’émerge aujourd’hui que sous l’effet de l’extrême violence déployée. Plus un conflit est tristement spectaculaire, plus ses enjeux géopolitiques deviennent grossiers et lisibles pour le grand nombre. À l’inverse, les guerres civiles aux intérêts imbriqués demeurent plus opaques et difficiles à investir éthiquement. Gaza, en revanche, a dressé le tableau sans équivoque d’une destruction totale.

Destruction de Gaza @Wikimedia Commons

Il ne s’agit pas ici de débats théoriques ni de statistiques désincarnées, mais de vies humaines, de familles anéanties, d’enfants ensevelis sous les décombres. Ces dizaines de milliers de victimes innocentes, que des médias-poubelles s’acharnent à déshumaniser jour après jour, méritent que l’on porte haut leur voix, que l’on expose l’horreur de ce qu’elles subissent. Railler ou mépriser les personnes qui se battent pour ces innocents ne dit rien de leur combat – mais tout de la lâcheté de celles et ceux qui se cachent derrière la critique facile.

Elena Meilune

Photographie de couverture : @Ehimetalor Akhere Unuabona/Unsplash

– Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous –
Donation