Procès du chantage à la mairie de Saint-Etienne, jour 4. C’est au tour des deux couples – les Giacomel puis Buil / Sabatier – de passer longuement à la barre. Ils sont respectivement à la tête des associations France Lettonie et Agap, toutes deux suspectées d’avoir touché de fausses subventions municipales destinées en réalité à rémunérer Gilles Rossary-Lenglet pour ses actes. Lui affirme qu’ils avaient conscience non du chantage mais de la complaisance. Eux assurent bec et ongles leur bonne foi, et donc avoir été trahis par celui à qui ils ont reversé l’ensemble, ou presque, des sommes obtenues auprès de la marie. Selon eux, ses prestations étaient réelles.
Julie Tadduni et Xavier Alix
Le couple Giacomel à la sortie de leur audience. ©JT/ If Saint-Etienne
La cueillette des champignons, la CCI de Saint-Etienne, son livre, ses tableaux, ces robes de mariés africaines, les armes de chasse, la pêche au saumon en Irlande, la « Grande Russie », l’Ukraine ou encore les forêts et loups de Lettonie sans oublier, bien sûr, les Chemins de Compostelle, de Riga à Saint-Etienne… Les circonvolutions digressives ont été légion dans les longues explications de Robert Giacomel, 73 ans, avocat à la retraite, ex-consul de Lettonie à Saint-Etienne et à la tête de l’association France Lettonie, appelée à disparaître, bien que sous respiration artificielle tant que dure l’affaire. Pendant plusieurs heures, il s’est escrimé et, à sa suite, son épouse Nicole Deville aussi, à convaincre que l’objet de son association n’était pas une façade et que les prestations de Gilles Rossary-Lenglet étaient réelles.
Pour lui, « c’était l’homme de la situation !, parvient à synthétiser Robert Giacomel au bout des échanges. Il m’est apparu comme un homme brillant, cultivé, séduisant et efficace, loin des horreurs que nous entendons. » Il est rencontré par le biais de recommandations d’autres consuls stéphanois de pays de l’Est. Robert Giacomel a été nommé quelques années auparavant consul de Lettonie à Saint-Etienne. Par pure passion et curiosité intellectuelle issues de son parcours personnel, assure-t-il l’ayant amené à créer cette association : « Je ne touchais rien et il n’y avait pas de budget : je payais personnellement tout ce qui était lié à cette activité de consul, absolument tout. Le consulat c’était mon bureau d’avocat. » Et être consul, c’est malgré tout en répondre auprès d’une ambassade : « L’ambassade de Lettonie mettait la pression pour que l’on parle de nous, de l’association de la Lettonie. » Du soft power discount qui estime avoir une belle fenêtre de tir avec Riga, capitale de la Culture européenne 2014 puis la présidence de l’UE jusqu’en juillet 2015.
« L’aubaine » Gilles Rossary-Lenglet
« Ils étaient très intéressés par le statut de ville design Unesco de Saint-Etienne du calibre de Berlin ou Bilbao à ce sujet.» 18 mois donc où il se doit de travailler avec intensité sur la promotion de la Lettonie et des liens possibles avec la France via Saint-Etienne. Mais il est sur le point de prendre sa retraite, doit obligatoirement régler ses derniers dossiers de clients, s’occuper de sa famille confrontée à des accidents et ne sait, ni solliciter le milieu médiatique, ni écrire pour la presse. Alors, quand Gilles Rossary-Lenglet lui est présenté, c’est « l’aubaine », accompagnée d’un coup de foudre amical. L’activité de Gilles Rossary-Lenglet se serait déroulé sur 10 de ces 18 mois capitaux : « Il a organisé les expositions, fait venir du monde, des cocktails, des tables rondes, démarché des entreprises, obtenu des articles de presse dans Le Progrès, sur le web, dans le journal interne de la préfecture, cet interview du maire écrit dans Stemp. Nous étions ravis, satisfaits : on parlait de nous. »
Les Giacomel ne sont accusés ni de détournement de fonds publics, ni de recel mais « d’abus de confiance », le degré le moins grave – en gros – mais néanmoins grave, d’accusation liée à une utilisation frauduleuse de l’argent public. Pas d’avoir été au courant du chantage, ni de s’être mis de l’argent municipal dans leur poche. Gilles Rossary-Lenglet les voient comme des « dommages collatéraux », exprimant et réitérant de « la peine » mais les charge sur le fait qu’ils auraient accepté cette subvention de 20 000 euros sans trop de questions, par complaisance, pour ses « services rendus » envers leur association. « La réalité, c’est que je n’ai pas fait grand-chose par rapport à ces sommes délirantes. Ils ont accepté d’être récipiendaires en toute connaissance de cause. Et oui, j’ai bien démarché d’autres associations dans ce sens qui ont refusé, comme celles de Christiane Michaud Farigoule et Véronique Falzone (cette dernière ex élue de la mairie a hier donné un témoignage poignant sur lui, se disant longtemps sous son emprise provoquant des pleurs de l’intéressé, Ndlr). » Eux martèlent que non. Son travail « impressionnant » justifiait bien ces 20 000 euros accordés à Gilles Rossary-Lenglet via quelques factures justificatives de sa part début 2015. « De l’habillage ! », rétorque « l’auto accusé ».
« Tout me paraissait ok »
« Tout me paraissait ok. Etant donné ma profession, la moindre chose douteuse m’aurait poussée à dire stop », remarquera Nicole Deville, l’épouse, ex… commissaire aux comptes. Vous étiez amis, pourquoi vous avoir trahis au milieu de tout ça, lui demandera-t-on ? « Je ne sais pas. Pour étoffer son dossier au volet financier. Il a dû vouloir se venger d’une vexation, je comprends maintenant que c’est sa façon de fonctionner. Peut-être pour cette idée de galerie d’art liée à notre association à Lyon à laquelle nous n’avions pas donné suite : il avait été très en colère. » Reste que la somme touchée par Gilles Rossary-Lenglet a pu lui être versé parce que ces 20 000 euros correspondent à une subvention obtenue auprès de la municipalité. La première tentative de soutien financier remonte à la fin du mandat de Maurice Vincent : l’adjoint André Friedenberg aux relations internationales est intéressé. Mais ne donne pas suite, élections 2014 obligent.
Denis Chambe lui succède dans cette fonction, aurait été rencontré aussi et exprimé son intérêt également, arguant, dit Robert Giacomel que l’aspect économique devait primer. « Or, la CCI spécifique à Saint-Etienne disparaissait. Alors il y a eu cette idée de maisons des consulats : on aurait regroupé et attiré d’autres consulats. C’était une bonne opportunité même si cet aspect n’a pas abouti. Il y a bien eu des échecs oui », estime Robert Giacomel. Mais Gilles Rossary-Lenglet est toujours à ses côtés, trois jours par semaine à la maison, parfois plus, pas loin constate-t-il d’être souvent à plein temps sur le sujet et l’accompagne pour rédiger ce dossier de subvention, votée en octobre, payée en décembre. Vitesse éclaire et passage par le cabinet du maire, sa réserve personnelle distillée aux services concernés, comme bonus au cas où les budgets sont déjà clos. Conscient de ses relations, « je ne vais pas à la mairie, c’est lui qui y va : il connait. Ce que j’ai manuscrit en revanche, ce n’est pas la même chose que j’ai vu dans le dossier d’instruction, là, tapé à la machine… Je n’ai pas été la boite aux lettres de tout cela. »
Pour Robert Giacomel, Gilles Rossary-Lenglet le méritait
Pour Robert Giacomel, Gilles Rossary-Lenglet méritait qu’on lui reverse tout l’argent obtenu. Le fait que Riga ne soit plus capitale européenne de la culture dès décembre 2014 ? Le fait qu’il n’est pas légal de faire dans le rétroactif dans cadre là puisque l’accord de l’argent se fait pour des projets ? Seules réponses : les Giacomel pensent qu’ils méritaient cet argent, ces aspects, ils ne l’avaient pas à « l’esprit ». Mais ont conscience d’avoir été pris pour des « cons » avec selon leur version, un éveil de leur conscience quand au moment où va éclater l’affaire, il leur aurait demandé de dire que la demande subvention avait été faite auprès du maire ou du directeur de cabinet du maire… Feu Denis Chambe aurait lui assuré n’avoir pas vu passer cette subvention dans le processus. Impossible au regard des garde-fous de ce dernier, arguait hier Gaël Perdriau. « J’ai confié ça à Gilles et voilà… Je ne le connaissais pas Denis Chambe. Gilles est un type de haut niveau : Mignola l’a ensuite engagé dans son cabinet à la Région pour 3 600 nets par moi ! Alors, ça veut dire que lui et Wauquiez aussi se sont fait berner ! »
Bernés, trahis, Philippe Buil et sa femme Chantal Sabatier estiment aussi l’avoir été par Gilles Rossary-Lenglet. L’idée d’avoir eux aussi été monstrueusement manipulés sans en connaître le but, par un ami avec qui la collaboration professionnelle était tout aussi satisfaisante. L’homme, 62 ans, est devenu sculpteur, une reconversion, au tournant de 2010 /2011. Autodidacte bien qu’héritier, décrit-il, du savoir-faire maternel, il ouvre sa galerie / atelier de 80 m2 36, rue de la République à Saint-Etienne dans la foulée. L’atelier est à la maison en sous-sol. Une autoentreprise devient SAS pour ce qui est de sa galerie. Ce n’est pas Byzance mais « ça démarre bien. » Cependant, deux lieux, c’est compliqué. « Il nous fallait plus grand et on avait plein d’idées. » Au 27, rue de la République, une aubaine se présente en 2014 : 420 m2, plusieurs salles, des mezzanines, 130 000 euros à l’achat, contexte immobilier stéphanois oblige ou plutôt permet. Ce ne sera pas que pour lui : il veut y créer une sorte de coworking solidaire pour jeunes artistes émergents qu’il compte bien aider à lancer à ses côtés. De quoi abriter 14 ateliers et des nouvelles salles d’expo s’ajoutant aux premiers locaux conservés.
« On faisait confiance à Gilles »
Et Gilles Rossary-Lenglet dans tout ça ? « Je l’ai rencontré des années avant. Il avait une librairie ésotérique aux murs qui appartenaient à Samy Kéfi Jérôme repris après par mon ex femme qui était voyante aussi… Je connaissais le couple sympathique mais nous étions devenus très amis avec Gilles. » L’ex voyant lui propose d’écrire des textes pour accompagner ses œuvres, les rendre plus lisibles, plus visibles. Indispensable, semble-t-il au point de l’engager par contrat : à chaque œuvre vendue, le rédacteur aura 5 %. Fin 2014, à un vernissage, Gilles Rossary-Lenglet lui présente le nouvel adjoint à la Culture Marc Chassaubéné. Son projet pour les artistes émergents est exposé. « On ne parlait pas de financement alors mais il y a eu un rendez-vous dans son bureau et là, oui. » L’élu dit alors qu’il faut constituer une association pour cela avec un projet précis. Un « one shot », pas pour du fonctionnement, précise Philippe Buil. L’association serait l’entité regroupant l’activité des artistes émergents – dont lui-même va-t-on apprendre – et la SAS poursuit l’activité en vente d’art. C’est à elle que les artistes paient les 75 euros, sorte de loyer. Il n peut en être autrement pour supporter charges d’énergie et assurance.
La Galerie d’Art pluriel, liée à l’association Agap rue de la République à Saint-Etienne.
L’association est créée en mars 2015, la subvention obtenue par vote du conseil deux mois après. « Nous ne nous sommes pas occupés du dossier, du dépôt. Nous avions trop de travail alors avec l’extension. On faisait confiance à Gilles là-dessus. Il avait ses entrées, pas nous. » Hier, Marc Chassaubéné a répété dans son témoignage en salestle d’audience avoir suivi cette instruction, oui, passant par la réserve du maire même si ce dernier aurait été aussi directement sollicité. Son service culture est contre. Lui estime l’artiste plein de potentiel (ce qu’aurait aussi déclaré Gilles Artigues venu à la galerie), le projet cohérent avec la politique culturel sur l’émergence. « Mais bon, je suis un peu atypique, pas du sérail, plutôt mal vu dans le milieu. Alors voilà, il était gêné. Mais ça s’est fait. » L’objet de la subvention « one shot » est essentiellement de promouvoir les artistes émergents, créer un grand évènement en partenariat avec la mairie. C’est le fameux projet de Fiac qui ne verra jamais le jour comme le remarquent de manière insistante les parties civiles.
« Ce qui sert à l’un sert à l’autre »
« J’ai monté un vrai projet là-dessus mais il a été refusé deux fois ! La deuxième en mode dégradé devant utilisé le chapiteau de la Fête du livre », se défend Philippe buil. En revanche, « vous étiez particulièrement à la mode à la mairie à cette époque », envoie la présidente d’audience. Allusion au buste de Loïc Perrin dans le bureau du maire, commande parmi d’autres de plusieurs œuvres, comme ces flammes trônant désormais sur les escaliers d’honneur de l’hôtel de ville. « Ce qui sert à l’un sert à l’autre :écoutez, Gilles nous a amené son réseau et cela a considérablement marché, oui pour moi mais aussi pour les autres. Nous avons donc obtenu cette subvention oui, et aussi pour beaucoup d’artistes que nous abritions : on a affiché complet de suite. Oui j’étais l’un d’eux. Beaucoup ont pu s’élever se professionnaliser, grâce à l’arrivée de Gilles. Avant, un vernissage c’était 40 personnes. Avec lui, c’était 400 ! Et puis, on était dans la presse, miraculeusement, du jour au lendemain. »
Alors, là encore, l’artiste pense qu’il méritait bien de toucher l’argent issu de l’association – il y était bien noté dans la demande la rémunération de prestataire(s) pour 15 000 euros – estime-t-il pour tout cela. Apparemment, l’association lui a ainsi accordé 16 500 euros sur les 20 000 touchés, là aussi en quelques mois, par factures, à partir d’août 2014. Le mélange des genres, les confusions, approximations ne sont pas du goût d’Anticor qui parle d’une association « coquille vide » au profit de la SAS, ni de l’avocat de la Ville, soulignant, par exemple, des facturations adressées par Philippe Buil pour ses travaux dans les locaux. Or, la subvention doit servir aux actions déterminées par l’accord avec la Ville. Rien d’autre.
Aucun contrat
Nous avons bien tous compris ici depuis lundi que tout cela résulte en réalité d’un vaste complot du Parti socialiste !
Brigitte Vernay, présidente de l’audience
Pour ce qui est de la prestation, assortie d’apporteur d’affaires, de Gilles Rossary-Lenglet, aucun contrat. La défense parisienne de Gaël Perdriau intervient – opportunément ? – pour parler à Philippe Buil de Gilles Artigues enregistré par Samy Kéfi Jérôme parlant de l’artiste. Puis elle évoque deux autres subventions publiques à Agap : celles de la part de Régis Juanico de 3 600 euros et de 1 500 via Christiane Michaud Farigoule. Au titre de la réserve parlementaire pour l’un, de la Région pour la seconde. Tous deux sont socialistes et l’avocat de reparler des SMS de « l’ex député PS, candidat aux Municipales 2026 » envoyés à Gilles Rossary-Lenglet.
De quoi déclencher l’ire coupante et l’hilarité en conséquence dans la salle, telle qu’assénée par la présidente d’audience : « C’est bon ! Nous avons bien tous compris ici depuis lundi que tout cela résulte en réalité d’un vaste complot du Parti socialiste ! » Et les francs-maçons dans tout ça ?