EXCLUSIF – Devant l’objectif de Jean-Baptiste Mondino, Charlotte Gainsboug, en symbiose avec Madame Figaro, incarne idéalement la mode et la création. Dans un texte inédit, sensible et puissant, la romancière Maria Pourchet révèle les paradoxes fascinants d’une icône française.

Septembre 2025. Faire le portrait d’une femme, une qui existe, une vraie, en outre une mystérieuse. D’accord. Mais je n’ai jamais, moi, décrit les vivants. J’invente des gens et parfois je raconte des fantômes, je suis très mauvaise reporter. J’allais vers cette première fois, intimidée par l’exercice mais aimant le sujet comme l’un des miens. Alors ? Alors voilà. Charlotte Gainsbourg comme j’aurais interpellé un personnage de mon théâtre d’héroïnes, jouant avec les codes et les adresses. Décrivant le flou et le net, des détails et quelques grands traits, et parfois j’espère, le fond.

Vous êtes Charlotte Gainsbourg. Votre legs, votre héritage, vous le portez à même la peau, ça se voit, vous faites avec comme un oiseau avec ses plumes. Une fragilité et une puissance. De votre mère, la silhouette souple et graphique, de votre père, le nom sublime et voyou. Et pourtant ça commence à faire longtemps, à faire trente ans, que Gainsbourg, c’est vous. Le rock et la mélancolie. Le souffle court, le verbe rare, la présence fugitive et tout de même incontournable, indélébile et désirable, presque classique au sens d’un morceau de Birkin. Ce serait Di Doo Dah ou Quoi. Au passage, vous avez 14 ans quand maman chante dans le poste «Tu as le choix des armes, ou celui des larmes, penses-y, penses-y». Vous y avez pensé souvent, vous avez eu à choisir souvent. Ça aussi, ça se voit.


Passer la publicité

Vous parlez peu, en général l’économie vous définit. Un minimum de gestes, d’accessoires, pas d’effets, peu d’adjectifs. Vous dites «Je suis très discrète». Allons. Vous êtes surtout l’une de celles qui n’ont «rien à faire» pour être là, cette aristocratie du féminin. Si ce n’était trop facile, on pourrait, pour vous décrire, énumérer des contrastes. Tous ces contraires qui vous définissent, vous font tenir si droite dans vos cuirs et vos jeans. Vous avez la fronde qu’il faut pour jouer les «nymphomaniaques», chanter des textes sur l’inceste dont vous seul connaissez le précieux secret d’amour filial… et vous incarnez pourtant l’infinie politesse. La grâce inquiète de ceux qui savent leur chance, leur exception. Avoir plus, avoir reçu. Savoir, de naissance, jouer de vos instruments – quoique vous prétendiez parfois de l’inexistence de vos dons.

Blouson en cuir, débardeur côtelé en coton et soie, et jean, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. Bijoux personnels.
Jean-Baptiste Mondino

Car si vous trahissez une assurance si accomplie qu’elle semble sincèrement s’ignorer, vous avez aussi la vraie pudeur. La rare, qui ne s’imite pas, comédienne ou non. Vous avouez l’égarement des gens qui doutent de tout, qui voudraient pouvoir se taire, passer leur vie à étudier les nuances. Mais on vous demande votre avis à longueur d’hebdomadaires, on attend de vous des commentaires sur des pots de crème, sur Israël, sur la Provence, le réchauffement climatique et les maillots de bain. Vous, vous préférez surtout écouter.

Et encore, pas tous les jours. Pas tous ces jours de l’année consacrés au travail ou à l’isolement, tant il semble que vous ayez du mal à trouver ce qui existe entre les deux. Et encore, pas tout le monde. Surtout pas vous, en ce moment. Pas vous écouter poser sur des sons acoustiques cette voix-là. Si peu faite pour chanter qu’elle aurait manqué à la chanson, cette voix qui, des répliques de L’Effrontée au couplet de Ring-a-Ring O’Roses, détient un charme inépuisable. Cette voix pourtant, vous n’êtes pas certaine de l’aimer. Pourquoi ? Parce que vous manquerez toujours, pour la porter, de celui qui vous disait quoi en faire. Celui qui vous aimait assez pour anéantir la peur de monter sur scène à 12 ans, celui avec qui chanter dans un micro fut, une seule fois, indépassablement… naturel. À l’aube d’un album couvé depuis huit ans, Serge vous manque quand vous auriez besoin de quelqu’un à vos côtés pour vous emmener plus loin. C’est drôle, vous vous souvenez des ailes qu’il vous a fait pousser, mais doutez encore de les avoir.

Mais c’est vrai, la liberté, c’est compliqué. Voler, c’est compliqué. Tant de gestes qu’on ne sait pas faire d’instinct. Surtout qu’un jour, enfant, vous découvrez le pire des paradoxes : que le meilleur qu’on puisse donner de soi vous vient par surprise et ne s’apprend pas. Ce jour-là, vous chantez avec papa, aux aguets de ses encouragements. Quand il est ému, le musicien, qu’il dit «C’est ça», quand il murmure «Ça, c’est toi, Charlotte»… c’est précisément quand votre voix déraille ou s’essouffle, votre timbre décroche, votre langue se trompe. Vous apprenez que le meilleur c’est l’accident. L’imprévisible, l’impréparé par excellence. Débrouille-toi avec ça. Depuis, une vie à chercher dans votre art ce qui par définition ne se fabrique pas : l’erreur et le larsen, le ratage et le pas assez… en quête de perfection et d’équilibre. Vous êtes maso ? Non, vous avez juste l’âme baroque.

Blouson en cuir, débardeur côtelé en coton et soie, et jean, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. Montre Cartier et bijoux personnels, baskets Nike.
Jean-Baptiste Mondino

Vous vous souvenez de bien d’autres choses, au hasard des confidences. Du noir qui régnait dans la maison des parents rue de Verneuil, de l’intransigeance des choix de Gainsbourg, que ni Jane ni personne ne pouvait perturber, de l’amour vrai unissant vos mythiques géniteurs, leur emprise mutuelle, leurs folies. Puis leur épuisement d’être à deux, surtout pour elle. Vous vous souvenez du visage de Serge, du contact de sa barbe et de ses légendaires oreilles quand, toute petite, il vous disait «Accroche-toi» pour un galop sur ses épaules. Vous vous souvenez de ses derniers états, de ses façons de se finir à l’alcool, de se finir à mort qui ont fait de vous ce que vous êtes. Vigilante. Pas anxieuse. Vigilante.


Passer la publicité

Du reste, du spectacle de bien des décadences, de bien de ces vies de nuits « plongées dans la dope » que vous avez pu surprendre adolescente autour de vous, vous ne gardez que l’effroi. Vous dites «le vaccin». Vous tentez depuis de choisir la vie. Vous laissez entendre que, parfois, il a fallu s’accrocher.

Veste oversized en cuir, blouse en ottoman, jupe en cuir, collant et escarpins, Saint Laurent par Anthony Vaccarello.
Jean-Baptiste Mondino

Mais pardon, pourquoi tant parler de Serge après avoir déclaré que Gainsbourg, c’est vous. C’est qu’il tient à sa préséance, ce phénomène. Il s’impose dans ce portrait tel l’esprit perturbateur, double éthéré et mégalo de Lucien Gainsbarre que Joann Sfar avait dessiné dans Gainsbourg (vie héroïque). Un biopic amoureux et inspiré que vous n’avez jamais vu. Surtout pas en 2010, à sa sortie, quand tout ça faisait encore trop mal. Comment ça va maintenant, avec la douleur ulcérée, rageuse, d’avoir perdu trop tôt le Dieu-Père ? Vous dites qu’elle passe un peu, ces dernières années. Un petit peu. Qu’un homme, le vôtre, vous veille depuis très longtemps et que vos enfants, votre famille, sont un temple. Vous avez chez vous des photos que peu de gens voient. Kate avec Serge. Jane avec vos bébés. Et de toute façon Merci la vie.

Parlons d’eux encore un moment. On voit mieux les gens à la lumière que les leurs projettent sur eux. Lumière de votre documentaire consacré à Jane Birkin, où vous pourriez tenir votre plus beau rôle si c’en était un. Film pudique et renversant qui dit tant de vous deux, de l’intimidation réciproque que vous éprouvez. Du Serge qu’elle voyait en vous, pour la force, la colère, la rapidité d’esprit. Du complexe que sa beauté nourrit chez vous et peut-être chez vos filles. S’y profilent des pans entiers de votre relation à Jane, avortés ou enfouis, que vous aimeriez restaurer ou inventer. Soignant un couple mère-fille un jour rompu sous les assauts de lointains événements. Vous dites «Ma relation avec ma mère s’est brisée très tôt, nous nous sommes ratées longtemps. Tard, nous avons mis toutes nos forces à nous retrouver». Vous ne dites pas davantage.

Tee-shirt en coton, pantalon en cuir et ceinture, collection homme, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. bijoux personnels.
Jean-Baptiste Mondino

On pourrait insister bien sûr. Se croire encouragée par ce désarmant sourire de gosse plus que d’actrice (ce sourire exceptionnel à 54 ans, puisque aucune injection, même virtuose, ne semble l’avoir endommagé, encore un mystère de la nature ou de la science). Mais à vous voir serrer très fort entre vos bras un grand chien clair, le tenir à hauteur d’homme comme un rempart entre vous et le reste… on suppose qu’insister, c’est plutôt non.

Peut-être qu’il s’agit d’un chien porte-bonheur, remarquez. Ce serait bien votre genre. Vous qui envoyez du sel par-dessus vos deux épaules, touchez constamment du bois. Vous qui, sur les plateaux de tournage, au moment où l’on dit « moteur », ne laisserez pas un geste, une action si infime soit-elle, en suspens. Sans quoi la prise sera ratée. Qui ne passez pas sous les échafaudages, n’ouvrez jamais les parapluies à l’abri, multipliez les invisibles et minuscules rituels protecteurs. Parce que vous êtes irrationnelle et vous avez bien raison. Comment faire autrement.


Passer la publicité

Quoi d’autre, Gainsbourg.

Vous nous ressemblez. Vous travaillez beaucoup, vous aimeriez trouver le temps de vous remettre au piano, vous aimez lire le soir avec des bouchons dans les oreilles, vous cuisinez des légumes, vous écrivez des chansons, vous les jetez, vous avez des obligations, vous les évitez, vous laissez des messages sans réponses, vous remettez à plus tard, vous annulez des tas de choses et, bien sûr, après, vous avez un peu honte. C’est que, Charlotte Gainsbourg ou pas, vous avez la hantise du siècle : perdre votre temps. Vous dites avoir peu d’amis et que vos peu d’amis en valent cent. Vous sortez peu. Longtemps, dîner quelque part vous fut intenable, vous deviez constamment déserter la table pour vous isoler dans un coin, c’était crevant. À ce tarif, on est mieux chez soi.

Et vous êtes bien chez vous ? Et d’abord, où est-ce, chez vous ? Ce quartier de Paris rive gauche qui fait tenir dans un mouchoir les deux, trois endroits où vous avez vécu, vivez et où vivaient les vôtres et qui, depuis leurs décès, vous laisse parfois l’impression de vous balader dans un cimetière ? Pas vraiment. New York, alors ? Où vous n’êtes joyeusement personne parce que « tout le monde s’en fout ». Gainsbourg peut alors faire ses courses en pyjama. Mais New York, c’est comme les passions, on finit par en faire le tour et par rentrer. Vous cherchez parfois un autre endroit où aller vivre avec les vôtres, surtout maintenant. Quand vous regardez le journal, vous regardez la carte du monde avec l’envie de vous barrer. Mais où.

Tee-shirt en coton, pantalon en cuir et ceinture, collection homme, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. Montre et bijoux personnels.
Jean-Baptiste Mondino

Quoi d’autre.

Vous êtes très drôle. Vous l’êtes depuis l’enfance. L’Effrontée et La Petite Voleuse révèlent une vis comica, vive et délicate, qui reviendra souvent, aussi souvent disons que les scénarios des comédies sont bons. Prête-moi ta main, ce film où vous vous aimez « vraiment », enfin. Parce que c’est vous, vos fringues, votre meilleur profil, votre aisance, vos vannes. Dans les premiers films, c’était différent. Là où le public découvre un petit prodige, vous vous surprenez à « dire la partition ». Mais vous l’avez aimé ce cinéma des années 1980, joyeux et heureux, bon avec vous. Vous précisez « avec vous ». Vous décrivez aussi une hiérarchie opprimante, ininterrogée dans sa violence intrinsèque, où les femmes étaient utilitaires et seuls les hommes, puissants, où d’autres que vous encaissaient des coups que vous n’avez pas vus, pas toujours. Vous avez vu, en revanche, le cinéma changer en l’espace d’une carrière et c’est la meilleure nouvelle qui vous arrive de votre art. Il est mutant, prometteur, rusé, lieu de la surprise par excellence. Il fera de vous, si tout va bien, une réalisatrice. Un jour. C’est décidé depuis un moment.

J’ai terminé, du moins pour cette page. Le personnage est devant moi, agile et timide, souriant dans une lumière d’automne qui va bien à son teint, à ce grand imperméable qui lui fait comme une voile de bateau. Bien sûr, il est toujours un peu nébuleux, le personnage, et garde farouchement quelque chose d’évasif. Quelque chose pour lui. Il semble encore regarder ce monde d’un peu loin, depuis ailleurs. Un endroit secret en retrait de sa propre image, que lui seul connaît.

Ne changez rien, Gainsbourg. C’est captivant.

Photos Jean-Baptiste Mondino. Réalisation Cécile Martin. Maquillage Satoko Watanabe. Coiffure Yuji Okuda. Manucure Huberte Césarion.