Eva Commissaire, vous êtes maître de conférences en psychologie à l’Université de Strasbourg. Bien que les profils de personnes bilingues varient, la pratique du bilinguisme favorise-t-elle la mémorisation ?

« Commençons par distinguer le bilinguisme précoce, familial ou lié à un contexte de migration, et le bilinguisme tardif, souvent appris dans le contexte d’un apprentissage scolaire.

Distinguons aussi l’utilisation des langues : soit on switche d’une langue à l’autre, parfois avec un même interlocuteur, dans notre vie quotidienne ; soit on choisit une langue selon le contexte. Cela joue beaucoup sur les effets cognitifs, c’est-à-dire la capacité de contrôle de notre comportement, de notre concentration, de notre gestion des situations.

Des études ont aussi montré l’importance du bilinguisme sur la mémoire de travail, qui est une fonction cognitive très impliquée dans les apprentissages scolaires, comme dans le calcul mental, la lecture ou l’apprentissage d’une langue. Les effets positifs semblent visibles chez tous les profils bilingues. »

Que le bilinguisme favorise l’apprentissage de nouvelles langues va à l’encontre de ce qui a pu être dit dans les années d’après-guerre en Alsace, à savoir que parler alsacien à la maison empêchait l’apprentissage du français…

« Des études menées dans les années 1930 soulignaient les inconvénients des effets du bilinguisme sur la cognition et l’apprentissage. Mais dans les années 1960, on s’est aperçu que ces études étaient mal contrôlées. De nouvelles études ont été menées dans les années 1980, notamment par Ellen Bialystok, car il y avait alors des inquiétudes dans l’environnement bilingue : on craignait que des enfants fassent la confusion entre deux langues. Mais dans les années 1990, des études ont montré que des bébés ne font pas de confusion entre les différentes langues parlées dans leur environnement familial, même s’ils ne parlent pas encore. »

Comment la science explique-t-elle le lien entre bilinguisme et mémoire ?

« Grâce à des paradigmes utilisés en laboratoire, on cherche à savoir comment le bilingue gère les langues : active-t-il uniquement les mots de la langue qu’il parle, ou, sans en être conscient, également les mots de l’autre langue ? La réponse est que les bilingues ont sans cesse deux langues activées. Il s’agit aussi bien des mots qui se ressemblent par leur définition et par leur orthographe que par leurs sonorités. L’idée est que les bilingues doivent fréquemment contrôler la langue non utilisée pour qu’elle ne s’immisce pas dans le discours et crée des interférences.

Il en résulte un entraînement cognitif de ce qu’on appelle les fonctions exécutives. Cela signifie que quand on est bilingue, on a une capacité accrue de contrôle de son comportement pour ne pas être distrait. »

Selon vous, le bilinguisme peut être un facteur contre le déclin cognitif…

« Toute stimulation cognitive et tout nouvel apprentissage peuvent être considérés comme tels : c’est ce que montrent des travaux actuels. Beaucoup d’activités sont stimulantes sur le plan cognitif : pratiquer une autre langue ou la musique, lire, jouer à des jeux de réflexion, y compris certains jeux vidéo…

Le fait d’être bilingue ajoute un avantage : l’entraînement cognitif des fonctions exécutives observé chez les enfants et chez de jeunes adultes est également observé au cours du vieillissement. »

Les personnes bi- ou multilingues sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses : que pouvez-vous observer dans leur quotidien ?

« Lors de cette conférence, je vais également évoquer les spécificités qui apparaissent quand on utilise l’une ou l’autre langue. Par exemple, comment on mémorise une information selon la langue dans laquelle on l’a reçue.

Ou encore les faux souvenirs, ceux selon la langue dans laquelle on les a vécus et la langue dans laquelle on les restitue. On s’en souvient mieux quand on les restitue dans la même langue que celle dans laquelle on les a vécus. Des études montrent que, dans le cas contraire, si on les restitue dans la langue dans laquelle on ne les a pas vécus, on a tendance à intégrer des détails qui n’ont pas existé. Cela a un impact sur les témoignages, par exemple. »

Conférence lundi 29 septembre à 15 h au Palais universitaire à Strasbourg, salle Pasteur (premier étage), 9 place de l’Université. Dès 15 ans. Entrée libre.