En résumé :

  • Un pro­jet total­i­taire : le règle­ment Chat Con­trol (CSAR) impose aux mes­sageries de scan­ner tous les mes­sages, même chiffrés, via du client-side scan­ning.
  • Un risque énorme : soit-dis­ant pro­téger les enfants, mais au prix de faux posi­tifs mas­sifs (jusqu’à 20 % en Irlande, selon The Guardian) et d’un précé­dent qui pour­rait s’étendre aux opin­ions poli­tiques ou sociales.
  • Un tol­lé général : cri­tiques du Ser­vice juridique du Con­seil de l’UE et de l’EDPS, mobil­i­sa­tion citoyenne (Stop Scan­ning Me), men­aces de retrait de Sig­nal et Three­ma, et con­tes­ta­tions médiatiques.
  • Un para­doxe européen : l’UE, cham­pi­onne auto­proclamée de la vie privée (RGPD), s’apprête à légalis­er une sur­veil­lance général­isée, au risque d’affaiblir sa crédi­bil­ité et de provo­quer une fuite des ser­vices respectueux du chiffrement.

La question paraît simple, presque consensuelle : qui oserait s’opposer à la lutte contre la pédopornographie en ligne ?

C’est pré­cisé­ment sur cette évi­dence morale que s’appuie le pro­jet de règle­ment dit Chat Con­trol, présen­té par la Com­mis­sion européenne en mai 2022. Offi­cielle­ment, il ne s’agit que d’outiller les plate­formes pour mieux détecter, sig­naler et blo­quer la cir­cu­la­tion d’images et de mes­sages liés aux abus sex­uels sur mineurs. Offi­cieuse­ment, beau­coup y voient une red­outable dérive : l’ouverture, sous cou­vert de ver­tu, d’un droit de regard per­ma­nent sur les com­mu­ni­ca­tions privées des Européens.

Un dispositif d’une ampleur inédite

Le texte, offi­cielle­ment inti­t­ulé Reg­u­la­tion to Pre­vent and Com­bat Child Sex­u­al Abuse (CSAR), prévoit que les four­nisseurs de mes­sagerie analy­sent chaque mes­sage envoyé, chaque pho­to partagée, jusque dans les con­ver­sa­tions chiffrées. Pour con­tourn­er le secret du chiffre­ment, le sys­tème recourt au client-side scan­ning : le con­tenu est inspec­té directe­ment sur l’appareil de l’utilisateur, avant même d’être chiffré et trans­mis (TechRadar).

L’échéance est proche : sous prési­dence danoise, un vote décisif du Con­seil est atten­du pour l’automne 2025. L’UE s’apprête donc à tranch­er : défendre la con­fi­den­tial­ité des com­mu­ni­ca­tions ou instau­r­er, pour la pre­mière fois, un régime de sur­veil­lance numérique préventive.

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La fameuse stratégie du pied dans la porte

Per­son­ne ne con­teste l’urgence de pro­téger les enfants. Mais les moyens envis­agés lais­sent per­plexe. Les chiffres par­lent : en Irlande, plus d’un cinquième des sig­nale­ments issus de sys­tèmes automa­tisés sont des faux posi­tifs. Autant d’erreurs qui encom­brent les enquê­teurs et frag­ilisent les vic­times réelles.

Surtout, l’expérience mon­tre que l’exception devient vite la règle. Les sci­ences sociales nom­ment cela la stratégie du pied dans la porte : accepter d’abord un dis­posi­tif lim­ité — ici, pour la cause la plus con­sen­suelle qui soit —, puis élargir pro­gres­sive­ment son champ d’application. Ce qui aujourd’hui vise le con­tenu pédo­pornographique pour­rait demain con­cern­er les dis­cours poli­tiques, les opin­ions jugées « rad­i­cales », voire toute déviance aux normes sociales dominantes.

La levée des boucliers

Les cri­tiques ne man­quent pas. Le Ser­vice juridique du Con­seil de l’UE, tout comme l’EDPS (con­trôleur européen de la pro­tec­tion des don­nées), a jugé le pro­jet con­traire aux droits fon­da­men­taux, ouvrant la voie à une sur­veil­lance général­isée. De grandes fig­ures de la cyber­sécu­rité rap­pel­lent que créer des portes dérobées frag­ilise l’ensemble du sys­tème : en affaib­lis­sant le chiffre­ment, on expose aus­si les citoyens aux cyberattaques.

Dans la société civile, la résis­tance s’organise. Des cam­pagnes comme Stop Scan­ning Me rassem­blent chercheurs, ONG, mil­i­tants de la vie privée. Des médias général­istes (Le Monde, juin 2024) ont par­lé de « revers majeur » pour le pro­jet après une vague de con­tes­ta­tions publiques. Même des plate­formes comme Sig­nal ou Three­ma ont men­acé de se retir­er du marché européen si le règle­ment devait pass­er en l’état.

Voir aus­si : Reporters sans fron­tières demande plus de cen­sures sur Facebook

L’UE face à ses contradictions

Le para­doxe est cri­ant. L’Union européenne se présente comme la gar­di­enne mon­di­ale de la vie privée numérique, notam­ment avec le RGPD. Elle dénonce régulière­ment les dérives de la Chine ou de la Russie. Et pour­tant, c’est elle qui envis­age aujourd’hui de légalis­er un sys­tème d’inspection sys­té­ma­tique des mes­sages privés.

Au fond, Chat Con­trol révèle une frac­ture plus large : l’incapacité de l’Europe à inven­ter son pro­pre mod­èle numérique. Elle oscille entre dépen­dance tech­nologique vis-à-vis des États-Unis et ten­ta­tion d’un con­trôle éta­tique cen­tral­isé. Au lieu d’une « troisième voie européenne », respectueuse à la fois des lib­ertés et de la sécu­rité, elle risque de s’engager dans la même pente autori­taire qu’elle pré­tend combattre.

Les conséquences d’un choix

Si ce pro­jet était adop­té, les con­séquences seraient immenses. Pour les citoyens : la fin de la con­fi­den­tial­ité garantie, un cli­mat de sus­pi­cion général­isée, et l’érosion pro­gres­sive de la con­fi­ance envers les insti­tu­tions. Pour les entre­pris­es : une fuite pos­si­ble des ser­vices respectueux du chiffre­ment, au détri­ment de l’innovation en Europe. Pour l’Union elle-même : un affaib­lisse­ment de sa légitim­ité morale, car on ne peut se pos­er en cham­pi­on de la lib­erté tout en instau­rant une sur­veil­lance de masse.

Des alter­na­tives exis­tent pour­tant : ren­forcer les ser­vices policiers spé­cial­isés, amélior­er la coopéra­tion judi­ci­aire, dévelop­per l’éducation numérique. Autant de solu­tions qui ne passent pas par l’espionnage sys­té­ma­tique des con­ver­sa­tions privées.

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Entre dignité et contrôle

Le dilemme posé par Chat Con­trol dépasse la tech­nique et le juridique : il touche à la déf­i­ni­tion même du mod­èle européen. L’Union européenne se veut l’héritière des lib­ertés héritées de son his­toire, de la dig­nité de la per­son­ne, de l’équilibre entre pou­voir et droit. Or, par ce texte, elle risque de bas­culer dans une ère nou­velle, où la sus­pi­cion per­ma­nente se sub­stitue à la confiance.

Yves Leje­une