À partir du 11 septembre et jusque fin janvier 2026, le musée Jaquemart-André à Paris ouvre ses salles à l’œuvre de Georges de La Tour (1593-1652), peintre du clair-obscur méditatif, d’un quotidien dramatisé, tombé dans l’oubli au lendemain de sa mort. Il faudra attendre 250 ans pour qu’hommage lui soit rendu, mais sa vie reste des plus mystérieuses. « Connaissance des Arts » a rencontré les commissaires de l’exposition qui présentent les choix qui ont permis de donner corps à celle-ci et partagent ce qui a leurs yeux rend exceptionnel l’œuvre de La Tour.
Quelle a été votre approche pour cette nouvelle exposition ?
Gail Feigenbaum : On ne pourra plus jamais refaire une rétrospective La Tour comme celle du Grand Palais à Paris en 1997. Toutes les œuvres originales du peintre, toutes les copies, par ordre chronologique… C’était parfait pour nous, les historiens de l’art, mais un peu ennuyeux pour le public, qui ne se soucie guère de savoir si tel tableau a été peint en 1625 ou en 1631. Aucun artiste du XVIIe siècle ne travaillait avec l’idée que l’on puisse exposer son œuvre complet. Il est plus intéressant aujourd’hui de présenter l’œuvre de manière thématique, avec des temps forts comme les scènes éclairées à la bougie. Nous avons deux salles entières sur ce thème. On peut s’y immerger, observer comment l’artiste aime masquer la flamme par une main ou une feuille de papier qui en devient incandescente.
Georges de La Tour, Le Vielleur au chien, années 1620, huile sur toile, 186 x 120 cm, Bergues, musée du Mont-de-Piété. © Bergues, musée du Mont-de-Piété / Photo Philips Bernard.
Pierre Curie : Contrairement à l’exposition de 1997, presque complètement exhaustive, nous faisons une « petite » exposition sur nos 200 m2. Nous présentons cependant une vingtaine d’originaux, soit plus de la moitié du corpus de La Tour, c’est inespéré ! Nous montrons aussi des œuvres de comparaison par d’autres artistes, Ter Brugghen, Adam de Coster, le Maître à la chandelle, le Pensionnaire de Saraceni.
G. F. : Aux premières réunions avec Culturespaces, on m’a dit : « Si nous avons de la chance, nous aurons une douzaine de tableaux de La Tour. » Nous en avons obtenu une vingtaine. Nous avons eu beaucoup de chance. Et nous avons travaillé dur ! L’exposition inclut plusieurs œuvres découvertes ces dernières années ou rarement vues
P. C. : Nous montrons par exemple le Saint-Jean Baptiste dans le désert de Vic-sur-Seille. Nous avons aussi pu obtenir le prêt par un collectionneur privé de ce nouveau Saint Jacques vendu à Paris par Tajan en 2023.Il s’agit d’un tableau de l’atelier, peut-être par Étienne de La Tour, mais d’excellente facture. Le jeune Souffleur du Japon est connu depuis longtemps, mais très rarement vu. Nous le présentons en face de son probable pendant, La Fillette au brasero d’Abu Dhabi. C’est un plaisir de renouer avec des œuvres peu accessibles.
Georges de La Tour, Saint Jean Baptiste dans le désert, vers 1650, huile sur toile, 81 x 101 cm, Vic-sur-Seille, Département de la Moselle, musée Georges de La Tour. © Jean-Yves Lacôte.
Quel est votre tableau favori ?
G. F. : L’un de mes tableaux préférés de la National Gallery of Art de Washington, où j’ai été conservatrice, est La Madeleine pénitente, et elle est dans notre exposition. C’est une peinture unique par son intériorité, son intense spiritualité, la richesse de son effet lumineux. Elle vaut à elle seule une visite ! Je peux également citer Le Nouveau-Né. Il était célèbre même quand La Tour avait sombré dans l’oubli.
Georges de La Tour, Le Nouveau-Né, vers 1647-1648, huile sur toile, 76,7 x 92,5 cm, Rennes, musée des Beaux-Arts. ; © MBA, Rennes, Dist. GrandPalaisRmn / Louis Deschamps
Avez-vous des regrets ?
F. : Oh oui ! J’aurais aimé obtenir l’un des deux Tricheurs [Le Tricheur à l’as de carreau, Louvre, et Le Tricheur à l’as de pique, du Kimbell Art Museum, Fort Worth], mais pour de bonnes raisons, les musées ne les prêtent pas. J’aurais aussi aimé La Diseuse de bonne aventure du Metropolitan Museum.
P. C. : L’absence de ces œuvres nous oblige à faire preuve de plus d’imagination, de plus d’érudition peut-être, pour présenter d’autres facettes moins connues de La Tour.
Georges de La Tour (ou d’après), Saint Grégoire, vers 1630, huile sur toile, 102 x 67 cm, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga. © Museus e Monumentos de Portugal, E.P.E / Arquivo de Documentação Fotográfica / Luísa Oliveira
G. F. : Les tableaux de La Tour ont plus souffert que d’autres, et beaucoup sont trop fragiles pour voyager. Une peinture dans un excellent état de conservation est le Saint Thomas, avec ce bleu extraordinaire. Nous savons que La Tour n’utilisa ici que quatre pigments… et pas de bleu. C’est étonnant, ce qu’il a pu créer avec une palette aussi restreinte. Miraculeux !
Bien plus que les autres caravagesques, La Tour est un poète de la flamme
Que sait-on des convictions religieuses du peintre ?
P. C. : Il était évidemment catholique, mais on en sait très peu. Il avait mauvais caractère, frappait de pauvres gens, se comportait en petit hobereau arrogant… C’est d’autant plus curieux qu’il est l’un des peintres les plus profonds, les plus spirituels de son siècle. Il n’y a jamais un gramme de violence ni de vulgarité dans ses œuvres, tout empreintes de magie intérieure, d’un feu très personnel.
G. F. : Dans toutes les œuvres religieuses de La Tour, on ne trouve qu’une seule auréole. Il peint des corps transfigurés par le spirituel. C’est intériorisé. Par exemple, face au Nouveau-Né, on se demande s’il s’agit seulement de deux femmes et d’un bébé, ou de la Vierge Marie, sainte Anne et l’Enfant Jésus. Seule la lumière suggère la sainteté des personnages. La Tour aime rester dans les limbes de l’ambiguïté, il situe le divin dans le monde. Aucun autre artiste ne l’a aussi bien montré.
D’après Georges de La Tour, Saint Sébastien soigné par Irène, vers 1640-1649, huile sur toile, 105 x 139 cm, Orléans, musée des Beaux-Arts. © Musées d’Orléans
En quoi résident la singularité et la grandeur de La Tour ?
G. F. : L’idée de scènes nocturnes peintes dans un fort clair-obscur vient bien sûr de l’Italien Caravage, un génie reconnu comme tel de son temps. Beaucoup de peintres venus notamment de France et des Pays-Bas ont fait le voyage en Italie et importé dans leur pays natal les ombres fortes et le naturalisme de Caravage. Mais bien plus que les autres caravagesques, La Tour est un poète de la flamme. Il ne se contente pas d’en peindre le reflet sur un visage, il en exprime toutes les possibilités, il explore à la fois sa dimension naturelle et sa dimension expressive. Le silence de ses nocturnes est extraordinaire !
Georges de La Tour, Les Mangeurs de pois, vers 1620, huile sur toile, 76,2 x 90,8 cm, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie. © BPK, Berlin, Dist. GrandPalaisRmn / Jörg P. Anders.
P. C. : Notre tempérament « moderne » aime la stylisation de La Tour. C’est un peintre des formes simples et géométrisées, mais aussi du détail crissant. Le Saint Jean Baptiste est déroutant par la simplification extrême des formes. C’est déjà un Chirico ! La Tour est aussi un grand poète, qui met en scène des dialogues muets avec Le Nouveau-Né de Rennes. C’est le tableau le plus religieux de tout le XVIIe siècle et il n’y a même pas une auréole. Quel génie !
« Georges de La Tour. Entre ombre et lumière »
Musée Jacquemart-André, 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris
Du 11 septembre 2025 au 25 janvier 2026
Georges de La Tour. Entre ombre et lumière au Musée jacquemart-André