Après avoir interprété une critique acrimonieuse dans Mademoiselle Agnès, de Rebekka Kricheldorf, en 2022, Sylvie Drapeau prête cette fois son talent à un personnage d’artiste animée d’une vision de l’art bien à elle, mais aussi transie d’exaltation à l’idée de transgresser les règles et de tromper les attentes de ses mécènes. Cette valkyrie vénitienne, librement inspirée de la peintre baroque Artemisia Gentileschi, est au cœur de Tableau d’une exécution, une pièce imaginée par Howard Barker, mise en scène par Michel Monty, où elle s’oppose aux pouvoirs officiels, soit celui des hommes et celui de l’argent.
Le doge de Venise, un fat se targuant de ses connaissances quant à l’art pictural, commande à Galactia une œuvre monumentale visant à commémorer la victoire remportée lors de la bataille de Lépante. Or, plutôt que de glorifier l’héroïsme martial, la fresque illustrera la violence éhontée de ces affrontements ainsi que leurs ravages en exposant crûment lambeaux et quartiers de chair humaine. La « révulsion » étant le sentiment que la peintre aspire à susciter chez le public.
La pièce, écrite en 1990 par le prolifique auteur britannique, à qui l’on doit notamment Gertrude (le cri), (et traduite par le Français Jean-Michel Déprats), n’est pas sans longueurs. Son discours sur la liberté des artistes quant aux instances subventionnaires et sur celle des femmes par rapport à l’image que l’on s’acharne à leur imposer s’étire jusqu’à se diluer. Il se révèle aussi alourdi des considérations sur la critique qui lui sont superposées. Celles-ci sont véhiculées par une figure confondante en tailleur-pantalon qui semble d’abord appartenir à notre ère et formuler des commentaires explicatifs a posteriori sur l’œuvre de Galactia, puis qui s’insinue dans le récit principal, se déroulant au XVIe siècle, sans changer de costume.
Il faut dire que les tenues arborées par les personnages entrelacent les époques. La fille et collègue de Galactia porte une salopette et une chemise, l’amiral que l’artiste doit sublimer sur sa toile exhibe un uniforme qui rappelle à la fois les armées européennes du XIXe siècle et celle du régime nazi, tandis que la protagoniste apparaît vêtue d’oripeaux de son temps. Son vis-à-vis, le doge, affiche quant à lui une recherche stylistique — chapeau levé au concepteur Pierre-Guy Lapointe — qui défie les catégorisations temporelles. On devine que cet amalgame d’ères vestimentaires vise à illustrer que les rapports (de force, voire intrinsèquement viciés) entre ceux qui créent et ceux qui financent la création restent inchangés au fil des siècles.
Un splendide écrin pour de belles performances
L’élément le plus réjouissant de cette pièce est certainement son personnage central, une femme percluse de paradoxes, conjuguant morgue, génie et pusillanimité. Bien qu’il faille se faire l’oreille à la tonalité très grave et au timbre rauque que l’actrice impose à sa voix, il va sans dire que la magistrale interprète qu’est Sylvie Drapeau était tout indiquée pour donner corps (et âme) à cet individu complexe. La composition proposée par Jean-Moïse Martin, en doge à la fois précieux, narcissique, mais sincèrement épris, à sa manière, d’art pictural, s’avère, quant à elle, juste assez comique pour faire sourire, sans pour autant verser dans l’excès. Certaines scènes où évoluent d’autres personnages franchissent ce délicat point d’équilibre.
Des changements de décor admirablement fluides amènent le public du palais (une pièce opulente ornée d’une peinture classique) à l’atelier de l’artiste — qui se transformera, avec la même efficacité, en prison. Il s’agit d’une structure de bois pivotante de deux étages dont celui du haut rappelle le pont d’un bateau, effet accentué par des projections de vagues. D’ailleurs, les images de Gaspard Philippe, et tout particulièrement les détails de croquis de Galactia, complètent habilement (et sans surenchère) la magnifique scénographie d’Olivier Landreville, qui fait de Tableau d’une exécution une œuvre visuelle en soi.