L’Opéra de Rouen-Normandie a choisi La Traviata de Verdi pour inaugurer sa saison. La production, créée au Festival d’Aix-en-Provence en 2011 sous la direction de Jean-François Sivadier, a déjà largement circulé et s’est imposée comme une mise en scène de référence. Les lyricomanes la connaissent bien, mais cette reprise recelait une nouveauté : les débuts européens de Chelsea Lehnea dans le rôle de Violetta.
La soprano américaine, jusqu’ici entendue essentiellement aux États-Unis, choisit donc l’Europe et Verdi pour marquer une étape décisive de sa carrière. À en croire son propre parcours, visible sur son site, il s’agit à la fois d’un premier engagement sur le Vieux Continent et d’une prise de rôle. L’enjeu était considérable et cela s’est ressenti dès le premier acte. Là où la partition demande une virtuosité d’emblée, avec des aigus constants et une écriture presque acrobatique, Lehnea peine à trouver une stabilité. La voix, souvent placée un rien au-dessus de la note, semble trahir une tension intérieure. Mais la chanteuse ne se laisse pas intimider : elle cherche au contraire à marquer son originalité, prolongeant la dernière note de « Sempre libera » pour affirmer sa présence, quitte à frôler l’instabilité.
À partir de l’acte II, l’équilibre change. La soprano semble mieux trouver ses appuis dans le personnage, plus incarné. Le dilemme imposé par Germont entre son amour pour Alfredo et le sacrifice de son bonheur s’incarne avec intensité : l’auditoire ressent le poids de la contrainte autant que la sincérité du désir. Lehnea attire le spectateur dans l’histoire, et l’émotion gagne en justesse. L’acte III, celui de la fin tragique, s’avère le plus abouti. Ici, la tension vocale du début a disparu. Dans « Addio del passato » puis dans « Parigi, o cara », elle propose une ligne claire et apaisée, le timbre s’allège, la projection se stabilise. Sa Violetta prend alors des accents touchants. Sa présence scénique, renforcée par une chevelure blond platine qu’elle utilise comme un véritable accessoire dramatique, achève de convaincre le public de son potentiel.
Face à elle, le jeune ténor mexicain Leonardo Sánchez, diplômé en 2022 de la Haute École de musique de Lausanne et déjà distingué dans plusieurs concours, prête son timbre lumineux au rôle d’Alfredo. Son entrée en scène révèle une certaine prudence, comme si, lui aussi, devait apprivoiser la salle et l’orchestre. Mais peu à peu, la voix gagne en assurance. La gestion du souffle permet d’affiner les nuances, et sa projection solaire emplit l’espace avec une facilité croissante. Un léger passage à vide ne ternit pas une prestation qui, au fil des actes, affirme l’évidence d’un talent en devenir, puissant et sensible.
Anthony Clark Evans, quant à lui, incarne un Germont d’une remarquable solidité. Rompu à ce rôle, le baryton américain y déploie une intelligence dramatique rare. Il incarne un père attaché à ses valeurs mais bouleversé par le prix de ses choix. À l’acte II, sa colère prend des accents d’autorité inébranlable, tandis qu’au troisième acte, sa tendresse s’exprime avec une sincérité désarmante. Sa maîtrise du souffle, sa palette expressive et une musicalité constante apportent à la production une assise dramatique dont tout le reste dépend. Dans le trio central, Evans donne une densité à l’ensemble.
Les seconds rôles ne déméritent pas. La mezzo-soprano Aliénor Feix, malgré un temps de présence vocal limité, imprime un relief à son personnage de Annina, contribuant à l’équilibre général. La basse François Lis, en docteur Grenvil, émeut par sa sobriété : sa présence discrète mais digne confère à l’ultime acte une humanité, presque aussi poignante que celle de Violetta.
La réussite musicale doit beaucoup à la direction du chef péruvien Dayner Tafur-Diaz. À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, il modèle la partition avec précision, attentif à varier les couleurs selon les situations. Sa battue souple accompagne les chanteurs tout en laissant éclore une pâte orchestrale dense et expressive. Le chœur Accentus, homogène et engagé, joue pleinement son rôle dramatique de collectif, apportant puissance et cohésion aux grands ensembles.
En somme, cette Traviata rouennaise conjugue la solidité d’une production déjà éprouvée et l’excitation de découvertes vocales. Cette ouverture de saison témoigne d’une vitalité de la maison, qui va d’ailleurs proposer une diffusion directe sur un grand écran le 4 octobre à 18 heure.
Représentation du 26 septembre, Théâtre des Arts de Rouen
Victoria Okada
Crédit photographique : Caroline Doutre