Le mois dernier, une procédure administrative a été ouverte contre le critique Viatcheslav Chmyrov, qui, depuis plusieurs années, anime des projections au ciné-club du Centre Eltsine, à Ekaterinbourg. Il est reproché à cet historien du cinéma, victime d’une campagne de dénonciation, des publications contre la guerre en Ukraine sur les réseaux sociaux. La même semaine, la directrice adjointe de l’institution, Lioudmila Telen, a été condamnée à une amende pour « discréditation de l’armée » – le 25 février 2022, la responsable avait reposté un « Non à la guerre ! », écrit par Tatiana Ioumacheva, fille de l’ancien dirigeant Boris Eltsine (1931-2007).
Une autre lecture de l’histoire russe
Depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, le resserrement politique généralisé et l’inflation de lois répressives ont entraîné une stérilisation des milieux artistiques russes. Le Centre Eltsine, pourtant, demeure un rare espace d’indépendance intellectuelle encore en activité en Russie, malgré l’intensification des attaques émanant du Parti communiste et d’organisations nationalistes qui réclament avec constance sa fermeture. Située à Ekaterinbourg, dans la région de l’Oural, cette institution culturelle de premier plan, dédiée au premier président de la Fédération de Russie (de 1991 à 1999), concentre aussi l’hostilité de deux puissantes voix du régime : Vladimir Soloviov, propagandiste parmi les plus bruyants, et Nikita Mikhalkov, jadis cinéaste de talent, qui, désormais, traque avec zèle les « ennemis du peuple ».
Depuis sa fondation en 2015, le Centre Eltsine n’a cessé d’être la cible de critiques, pour plusieurs raisons. Il est d’abord accusé d’entretenir la mémoire de Boris Eltsine, natif de l’Oural, personnalité toujours honnie en Russie, car associée au traumatisme de la transition postsoviétique. Or, « un nouveau consensus idéologique veut que les années 1990 soient la cible de toutes les malédictions, un péché originel, un stigmate, et la nouvelle identité du pouvoir se construit sur leur négation », écrit l’essayiste Sergeï Medvedev en 2020 dans Les Quatre Guerres de Poutine (Buchet Chastel). Loin de Moscou, le Centre Eltsine s’autorise aussi une autre lecture de l’histoire russe, domaine réservé à l’État : cette dernière est présentée comme un difficile et tortueux cheminement vers l’émancipation du peuple – le parcours de visite se termine dans un hall où est accrochée une œuvre d’Erik Boulatov, réalisée spécialement pour le centre et sur laquelle est inscrit le mot « Liberté ». Le passé soviétique, lui, est dépeint à rebours de l’idéologie officielle : sans maquillage.
Au-delà du musée consacré à Boris Eltsine et à son héritage politique, le centre regroupe une galerie d’art, des salles de conférence et de projection, une bibliothèque et un atelier éducatif, et s’est imposé comme un centre de gravité de la vie culturelle, où étaient invités écrivains, historiens et artistes sans accointances avec le Kremlin. L’essentiel d’entre eux a depuis été désigné par l’État comme « agents de l’étranger », un statut destiné à les mettre à l’index. Dans ce contexte de pression croissante, le Centre Eltsine est contraint d’adapter sa programmation. Accusé de mener des activités antipatriotiques et de promouvoir des valeurs libérales importées de l’étranger, il a récemment préféré renoncer à différents événements et spectacles signalés par des « militants Z », propagandistes de la guerre.
Numéro d’équilibriste
Cette campagne d’intimidation ne préfigure pas pour autant la fermeture du lieu, qui est placé sous le contrôle direct de l’administration présidentielle. En effet, le Centre Eltsine existe à la faveur d’une loi fédérale sur les musées dédiés aux anciens chefs d’État. Interrogée par la chaîne de télévision en exil Dojd, la politologue Ekaterina Schulmann estime que le Kremlin est réticent à se débarrasser de ce « repaire de libéraux survivants ». Soucieux de démontrer la stabilité du système politique et la rotation régulière du pouvoir, il se montre attaché à « une perpétuation de la mémoire des anciens présidents calquée sur le modèle des États-Unis ». Vladimir Poutine, qui avait inauguré le centre il y a dix ans, entendrait par ailleurs observer une règle de loyauté à l’égard de la famille de son prédécesseur. Une analyse qui expliquerait l’ouverture, cette année, d’une annexe moscovite de l’institution dans un ancien hôtel particulier, après 15 ans de restauration.
Selon des observateurs aguerris, l’approche du Kremlin consisterait à déléguer le travail d’intimidation à des acteurs politiques marginaux et à laisser le Centre Eltsine se conformer à l’air du temps : s’autocensurer, mais aussi donner des gages. Après avoir organisé un séminaire sur le stalinisme, l’institution a dû accueillir cet été, dans un grand numéro d’équilibriste, un « forum des patriotes », en soutien aux soldats de « l’opération militaire spéciale ».