Depuis quelques jours, une vive inquiétude s’est installée autour de l’apparition d’un avatar d’actrice, «Tilly Norwood», créé par l’intelligence artificielle. Déjà, on prophétise la disparition des métiers artistiques. Bien qu’il y ait de fortes raisons d’être préoccupé, j’ose croire qu’un peu d’optimisme peut encore tempérer la peur.

L’art n’est pas un simple objet de consommation. L’art, c’est l’humain. Ce qui nous bouleverse devant une toile de Van Gogh, une fugue de Bach ou un solo de Jimi Hendrix, ce n’est pas uniquement leur beauté. C’est cette question: comment un être humain comme moi a-t-il pu en arriver à créer quelque chose d’aussi grandiose, d’aussi indicible? C’est la vie qui l’a façonné: son histoire, ses joies, ses tragédies, son milieu social, les épreuves et les révoltes qui ont conduit l’artiste à exprimer quelque chose d’unique et d’inimitable.

Mais à l’inverse, l’intelligence artificielle ne crée pas: elle fonctionne par apprentissage sur des bases de données pillées partout sur le web, se contentant de recombiner ce qu’elle a déjà vu. Elle recycle les concepts au lieu d’innover, en contournant bien souvent la propriété intellectuelle qui devrait protéger les véritables créateurs.

L’émotion humaine

Imaginons qu’on découvre un jour une fresque préhistorique bouleversante et qu’on apprenne qu’elle a en fait été réalisée, il y a des millénaires… par une machine. Nous serions fascinés, certes, mais moins par l’œuvre elle-même que par la question: qui a donc inventé cette machine? Et c’est à cet inventeur que reviendrait toute notre admiration, pas à l’objet produit.

Voilà pourquoi les productions de l’IA, même spectaculaires, manqueront toujours l’essentiel: l’émotion humaine, celle à laquelle le spectateur doit s’identifier pour ressentir la sienne. On peut générer une copie fidèle, mais pas la résonance intime qui relie une œuvre à la vie qui l’a engendrée. En ce sens, on ne saurait imaginer, par exemple, un succès comme le film C.R.A.Z.Y. si l’on remplaçait les acteurs par des avatars. Quelle valeur aurait la voix de Richard Desjardins si l’on apprenait qu’elle n’était en fait qu’un objet de synthèse?

Soyons lucides: l’IA bouleversera certains pans de l’industrie culturelle, et nous n’y échapperons pas. Rien ne garantit que la création artistique sera préservée dans son intégrité, mais tout nous rappelle qu’elle repose sur une chose que la machine n’a pas: l’expérience humaine. Même si une «industrie du roman IA» venait à se développer, elle ne saurait rivaliser avec les chefs-d’œuvre littéraires issus de vies vécues. Le poème le plus parfait perd sa force lorsqu’on comprend qu’il n’est le fruit d’aucune existence.

Transparence

Le vrai danger n’est pas que le public se détourne des artistes humains. Le danger, c’est la confusion, le subterfuge. Si demain on nous impose des «œuvres» issues de machines sans nous en avertir, oui, le sort des artistes deviendra incertain.

Le vrai danger n’est donc pas l’IA elle-même. Le vrai danger, c’est qu’on nous fasse croire qu’une œuvre fabriquée par un programme a la même valeur qu’une œuvre née d’un être humain. Or, sur ce terrain, silence complet à Ottawa, dont la gestion de l’IA générative est malheureusement une prérogative. Le fédéral ne fait absolument rien pour réglementer l’usage de l’intelligence artificielle dans le domaine artistique. Il laisse les géants technologiques imposer leurs règles.

Pendant qu’on multiplie ailleurs des «traumavertissements» moralisateurs sur «les mœurs d’une autre époque», sur une paire de fesses à l’écran ou sur l’utilisation d’un langage jugé offensant, on pourrait en venir à se scandaliser d’une réplique de 1960, tout en laissant passer sans broncher un film entier fabriqué par une machine — sans que le public en soit averti. Voilà le vrai scandale!

La solution est pourtant simple: instaurer une réglementation claire obligeant à indiquer quand une œuvre a été générée par l’IA. Rien de plus, rien de moins. Une mention obligatoire, placée au début d’un film, d’une chanson ou d’un livre, permettant au spectateur ou au lecteur de savoir exactement ce qu’il consomme. Je prends le pari que, sitôt averti, le public se détournera massivement de ces productions artificielles et que les producteurs et éditeurs reviendront vers la seule valeur durable: miser sur de vrais créateurs auxquels ils peuvent s’identifier

Après tout, la musique dite «robotique» existe depuis longtemps. Elle n’a pas remplacé Bach ni Miles Davis. Elle est devenue un style parmi d’autres, apprécié par certains, ignoré par d’autres. L’IA connaîtra le même destin: un courant parallèle, une curiosité esthétique… mais elle ne sera jamais le cœur battant de l’art.

Car le véritable art restera toujours ce miracle inexplicable: la rencontre entre une œuvre et l’expérience humaine unique au monde qui l’a engendrée. J’espère ne pas me tromper, sans quoi notre propre intelligence deviendra un jour elle-même artificielle…


Photo : Karine Levesque / TVA P

Pierre-Luc Brillant
Acteur et musicien