La semaine dernière, La Presse a signé, avec de nombreux autres grands médias canadiens, une lettre commune adressée à Donald Trump. Ou c’est tout comme.
Publié à 5 h 00
La lettre a été envoyée au département de la Sécurité intérieure américain, mais elle vise dans les faits l’intention du président de modifier les règles de séjour des journalistes étrangers aux États-Unis.
Jusqu’ici, les correspondants pouvaient y rester à leur guise. Yves Boisvert, comme vous le savez, y a séjourné 12 mois l’an dernier.
Or, Washington propose désormais de limiter leur présence à… 240 jours.
Depuis des décennies, les correspondants étrangers obtiennent un visa spécial – le visa I – qui leur permet de rester plusieurs années, sans limite.
Le nouveau projet de règlement du département de la Sécurité intérieure américain, calqué sur celui qu’avait tenté en vain d’adopter le président Trump il y a six ans, changerait tout ça. Le visa serait limité à près de huit mois.
À première vue, ça peut sembler une simple formalité. Après tout, huit mois, ça semble long. Mais dans le monde du journalisme, c’est court. Trop court pour connaître en profondeur la société américaine, tisser des liens et couvrir l’actualité d’un pays aussi vaste et complexe que les États-Unis.
Regardez ce qui s’y passe depuis les dernières élections. Vous pouvez certainement faire d’excellents reportages en y allant à la pièce, mais si vous souhaitez raconter de l’intérieur, de manière juste, les tensions sociales et les grands débats qui façonnent le pays voisin, mieux vaut s’y installer un peu plus durablement.
Oui, bien sûr, les journalistes pourraient demander une prolongation après 240 jours. Rien ne l’empêcherait. Mais rien ne garantirait non plus que la demande serait acceptée.
Imaginez la situation concrètement : difficile de louer un appartement avec un bail d’un an, par exemple, ou d’ouvrir un compte bancaire.
Mais plus fondamentalement : difficile de ne pas craindre l’impact d’un reportage négatif ou de textes d’opinion trop durs sur votre demande de renouvellement.
Raccourcir la présence des correspondants, c’est créer un climat d’incertitude. La règle, ne soyons pas naïfs, ouvre la porte à toutes sortes de dérives politiques, à l’arbitraire, comme il y en a actuellement au Pentagone et à la Maison-Blanche, qui a par exemple banni Associated Press.
Si le renouvellement d’un visa dépend, tous les huit mois, de l’appréciation d’une administration aussi peu favorable aux médias et à la liberté de la presse, qu’est-ce qui empêchera cette dernière de sanctionner indirectement un journaliste jugé trop critique ?
D’autant que le projet de règlement indique bien que le gouvernement américain pourra refuser toute demande de renouvellement s’il estime que la mission du journaliste ne justifie plus sa présence sur le territoire, ou si la personne ne démontre pas un respect strict du statut…
Je vais oser une comparaison que je ne me serais pas permise il y a quelques mois : la Chine.
Le renouvellement des visas là-bas est parfois refusé à des journalistes jugés peu favorables au régime. Il a déjà servi d’arme pour écarter les voix dérangeantes.
C’est cette voie qu’ouvre le projet de règlement américain. C’est pourquoi plus d’une centaine de médias et d’organisations journalistiques à travers le monde s’y sont opposés.
Pas par corporatisme, mais pour défendre le droit de raconter ce qui se passe dans une superpuissance dont les décisions touchent le reste du monde.
Je ne vous cache pas que la situation politique et sociale des États-Unis nous fait d’ailleurs réfléchir, à La Presse. Devrait-on envisager l’envoi d’autres journalistes sur place, pour des périodes prolongées, dans les prochaines années, pour s’ajouter à la présence du journaliste Richard Hétu, dont vous appréciez les analyses et reportages* ? Surtout avec les élections de mi-mandat qui s’en viennent, les débats fascinants qui auront lieu au Congrès et l’importance que va avoir la prochaine élection présidentielle.
Ajoutons d’ailleurs à cela les 250 ans de la Déclaration d’indépendance, qui seront soulignés l’an prochain. Ce sera un grand moment, à n’en pas douter.
Ironiquement, cela devrait normalement être l’occasion de célébrer les idéaux de liberté et de démocratie de ce beau et grand pays…
Mais si, au même moment, Washington complique la vie des journalistes étrangers, quel message sera envoyé ? Celui d’un pays qui se recroqueville, qui se ferme au monde, qui se méfie.
Celui d’un pays, surtout, qui ne veut pas qu’on s’intéresse de trop près à lui… malgré l’importance qu’il a dans le monde.
Voilà pourquoi, dans un geste exceptionnel justifié par l’importance de maintenir un accès aux États-Unis pour nos journalistes, La Presse a signé la lettre émanant de l’Association canadienne des journalistes, ainsi que celle de la World Association of News Publishers (WAN-IFRA). Parce que le rôle des correspondants étrangers est essentiel. Et parce que huit mois, ce n’est pas assez pour comprendre une Amérique en pleine transformation.
* Richard Hétu possède pour sa part la double nationalité, canadienne et américaine. Il ne serait donc pas touché par ce règlement.
Lisez le projet de règlement (en anglais)
Lisez la lettre adressée au département de la Sécurité intérieure
Questions des lecteurs
PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE
Karl Malenfant
« Dans vos articles sur Karl Malenfant, vous le désignez comme l’architecte de SAAQclic. Je vous rappelle que la profession d’architecte est une profession à titre réservé avec un champ d’exercice exclusif réservé aux seuls membres de l’Ordre des architectes du Québec. Comment osez-vous ? »
Quelques lecteurs sourcillent en effet quand nous utilisons le mot « architecte » en marge de la commission Gallant.
Nous comprenons bien sûr que le titre est protégé par l’Ordre des architectes du Québec pour désigner une personne effectuant le travail d’architecte dans la réalisation, par exemple, d’un immeuble ou d’un ouvrage public. Nous ne qualifierons pas un contremaître d’« architecte du projet », par exemple.
Mais les dictionnaires fournissent une deuxième définition du mot : « Personne ou entité qui élabore quelque chose » (Le Petit Robert) ou « Promoteur, maître d’œuvre d’une réalisation importante » (Larousse).
Le mot « architecte » est donc un titre professionnel réglementé, certes, mais aussi un terme pouvant être utilisé plus largement pour désigner celui ou celle qui est le concepteur d’un projet, autre qu’une construction. C’est à ce titre qu’il est utilisé ici à La Presse pour parler du rôle joué par Karl Malenfant. De la même manière, par exemple, qu’on se permet d’utiliser « architecte de système » pour l’informatique, ou encore l’expression « avocat du diable »… sans manque de respect au Barreau du Québec.