Un soldat russe qui enlace son enfant une dernière fois. Un autre qui monte les marches du paradis avant d’adresser un regard tendre à sa famille ou de déployer des ailes d’ange… Grâce à l’intelligence artificielle, il est désormais possible, pour les familles de soldats russes morts en Ukraine, de recevoir une vidéo d’adieu de leur proche pour la modique somme de 15 euros. Des résurrections numériques qui questionnent sur la commercialisation de l’IA dans le cadre de la guerre en Ukraine.

Depuis le début du conflit, l’IA est utilisée dans des applications diverses « qui vont de la logistique à la maintenance, au renseignement, au ciblage, à la surveillance, la reconnaissance, la lutte contre la désinformation », énumérait Laure de Roucy-Rochegonde, directrice du Centre géopolitique des technologies à l’Institut français des relations internationales (IFRI), dans un entretien accordé à France Culture en janvier. Aujourd’hui, l’IA va donc encore plus loin et sert à redonner vie aux soldats tombés au front.

Un concept « kitsch » et « malsain » ?

En réalité, le concept de « deatbot » (simulation de personnes décédées) n’est pas nouveau. Depuis plusieurs années, il est ainsi possible d’entretenir des conversations avec une intelligence artificielle imitant votre sœur décédée ou de recevoir des messages vidéo aux allures robotiques de votre grand-père parti trop tôt.

Sur les réseaux sociaux français, ces vidéos scintillantes où les soldats sont ornés de halos de lumière sont jugées « kitsch », « sordides » ou « malsaines ». Mais elles rencontrent un fort succès en Russie. Ce type de contenu « questionne éminemment notre rapport à la mort et nous pousse à repenser le deuil », estime Louis de Diesbach, éthicien de la technique et auteur de Bonjour ChatGPT : Comment l’intelligence artificielle change notre rapport aux autres. « Ici, on parle de personnes qui sont décédées dans le cadre d’une guerre, ce qui rend la perte d’autant plus dramatique. On peut supposer que cet aspect que nous considérons comme  »kitsch » permet d’apporter une certaine légèreté à la situation. »

La vision « malsaine » du concept dépend quant à elle de notre point de vue. « Plusieurs études ont démontré que les personnes qui utilisent des chatbots (outils de conversation automatisés) sont conscientes de ne pas interagir avec un humain », rappelle l’expert en éthique de la technologie.

Capitaliser sur la tristesse

Au sein de l’Union européenne, le règlement AI Act encadre le développement, la mise sur le marché et l’utilisation des systèmes d’IA. Mais dans d’autres régions du monde, sa commercialisation peut s’avérer sans limites. « Et face au capitalisme, la morale a souvent peu de poids », avance Louis de Diesbach.

Dans un article du Monde, la créatrice à l’origine de ces vidéos, Anna Korableva, revient sur la genèse du projet. Elle explique avoir été contactée par une connaissance pour réaliser une vidéo en hommage à son frère décédé en Ukraine. « Je lui ai proposé de réaliser gratuitement ce clip à condition de pouvoir le publier sur ma page vk.com (réseau social équivalent de Facebook). Quelques semaines plus tard, ce clip avait été regardé presque un million de fois et j’ai reçu plus de 500 demandes. » Aujourd’hui, Anna Korableva fait débourser jusqu’à 100 euros aux familles de soldats pour des messages personnalisés.

Le deuil à l’épreuve de la science-fiction

Avec l’essor des deadbot, c’est donc un fantasme science-fictionnel qui prend forme. Dans un épisode de la série Black Mirror, une jeune femme dont le petit ami décède découvrait l’existence d’un service qui utilise l’historique Internet des défunts pour permettre aux vivants de communiquer avec les morts sous IA. Un sujet déjà mis en avant dans le film Her, où le personnage principal interprété par Joaquin Phoenix, tombe amoureux d’une intelligence artificielle alors qu’il est en dépression à la suite de son divorce. « Quand le film est sorti en 2013, tout le monde a crié au génie, se souvient Louis de Diesbach. on avait des signes de ce qu’il ne fallait pas faire, mais il nous a fallu seulement dix ans pour le reproduire. »

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« En entretenant une forme d’interaction avec la personne décédée, on ne fait pas notre deuil », redit le spécialiste, qui tient à préciser qu’un questionnement éthique est également à relever du côté des défunts : « Ils (les soldats) n’ont jamais donné leur avis pour que leur image soit utilisée après leur mort. Avec les avancées technologiques, on peut imaginer que cette notion d’utilisation posthume par l’IA apparaîtra dans nos testaments », conclut-il.