Comment raconter le passé qui a été effacé ? Pour Nathacha Appanah, récompensée du Prix Femina des lycéens pour Tropique de la violence (Gallimard, 2016) ou bien par le Prix du roman Fnac pour Le Dernier Frère (Éditions L’Olivier, 2007), c’est par la rencontre avec Chahinez Daoud, tuée par son mari en pleine rue, à Mérignac, en 2021. L’écrivaine ne connaissait pas la victime avant sa disparition, mais dans le récit de sa dernière journée, elle trouve un écho troublant avec sa propre vie. Ou plutôt, un chapitre de sa vie qu’elle avait comme oublié, enfoui au plus profond de sa mémoire. C’est par la course, que tout revient. Chahinez a couru pour échapper à l’homme qui l’a tuée, tout comme Emma, une cousine de l’autrice, a couru pour échapper à son destin. Aucune de ces deux femmes n’est parvenue à fuir la colère des hommes qui leur ont ôté la vie. Nathacha Appanah aussi, a couru. Mais contrairement aux deux autres, elle s’est échappée. Un épisode de son passé qu’elle n’avait, jusqu’ici, pas abordé dans son œuvre littéraire, parcourue de romans et autres récits familiaux (à l’image du récent La Mémoire délavée, paru en 2023 aux Éditions Mercure de France).
Pour celle qui ne dévoile jamais ses textes à ses éditeurs avant qu’ils ne soient achevés, l’écriture de La nuit au cœur, son nouvel ouvrage, fut particulièrement difficile. Un travail long de quatre ans, ou presque, entre les recherches entamées en 2021 et l’écriture pure qui elle, prend forme à partir de 2024. Une écriture faite de silences, de doutes, nichée au cœur d’une nuit qui, pour deux des femmes qui habitent ce livre, ne verra plus jamais l’aube se lever. Que reste-t-il alors d’autre à faire, qu’écrire ?
Vogue. Dans La nuit au cœur, comme dans Tropique de la violence, vous commencez vos récits par des personnages qui n’en sont pas le centre. Pourquoi ?
Nathacha Appanah. Je me souviens très bien de l’écriture de Tropique de la violence. La version qui a été publiée, c’est la quatrième version. C’est un livre, pour lequel j’ai fait plusieurs versions sans être totalement satisfaite. Dans les trois premières versions, le personnage central est Marie. Pour moi, elle est le centre du récit. Et quand j’ai eu l’idée de la polyphonie, elle s’est déplacée pour être à un autre endroit que les êtres vivants. Pour La nuit au cœur, c’était différent. Bien sûr, les hommes ne sont pas au centre, ou alors ils le sont parce qu’ils ont donné la mort. Mais je n’ai pas commencé par ce chapitre-là. J’ai commencé l’écriture en 2024, bien que je travaille dessus depuis 2021. J’ai commencé par écrire la partie qui me concerne. Je n’avais pas la première phrase du livre. Et de tous mes livres, celui-ci ne fait pas exception, j’attends la première phrase. Je passe énormément de temps à me documenter, à prendre des notes, à rencontrer du monde… tout ce travail en amont. Parfois, je fais des essais d’écriture, avec une voix particulière, une perspective que j’ai à ce moment-là. Mais au fond de moi, j’attends la première phrase. Quand j’ai commencé à écrire en 2024, j’ai fait ma partie tout en sachant que ce ne serait pas le début, que la première phrase n’était pas arrivée. J’ai imaginé d’abord que c’était important pour moi d’avoir un chapitre avec une mise en place narrative, en tout cas une écriture romanesque. J’aime à penser que je suis d’abord une romancière dont le travail s’articule autour du motif littéraire qui est l’imaginaire. Je ne voulais pas faire l’économie de ces hommes-là, de raconter à grands traits, certainement, qui ils avaient été. Alors la première phrase est arrivée : “Ils ne sont pas entièrement mauvais.” J’ai pensé combien cette phrase-là était vraie. Pendant ces trois années où j’avais appris à les connaître, j’avais remarqué que c’était des hommes qui avaient été aimés. Vous voyez qu’ils ne sont pas nés et n’ont pas grandi dans une sorte de dénuement et de sécheresse affective. Au contraire, ils avaient un père, une mère, des frères, des sœurs, une instruction. Ils ont fait le choix de donner la mort. En écrivant ce chapitre, je voyais bien comment les mettre dans cette pièce-là était un acte de repossession pour reprendre le contrôle.
Pourquoi les priver de leurs noms ?