Dans les kibboutz attaqués par le Hamas comme sur la place des otages de Tel-Aviv, la population israélienne reste marquée au fer rouge par les attentats et les deux ans de guerre qui ont suivis.
Danny s’arrête pour reprendre son souffle. Entre les maisons défigurées du kibboutz de Beeri, ce survivant de 67 ans raconte l’horreur du 7-Octobre. « Personne n’a le droit de venir massacrer un enfant, ou de violer une mère et de la torturer », souffle-t-il, lundi 22 septembre, près de deux ans après les attaques terroristes du Hamas qui ont fait plus de 1 200 morts et près de 5 000 blessés. Lui et sa famille ont survécu en se cachant d’abord dans une pièce sécurisée, puis en montant dans leur grenier.
L’attente était interminable pendant que les tirs résonnaient dehors. « Dans un groupe WhatsApp des mères du kibboutz, les gens disaient : ‘Ils ont assassiné mon enfant’ ou ‘mon mari' », raconte Danny. Le retraité fait le compte des victimes de sa rue. « Ils ont tiré au lance-roquette sur la maison de ma voisine et ils l’ont tuée. Elle était sage-femme. Ils ont tué un autre gars là-bas, il avait 70 ans », énumère-t-il. Au total, 130 personnes sont mortes ce jour-là à Beeri.
Une maison du kibboutz de Beeri, en Israël, partiellement détruite lors des attaques du 7-Octobre, photographiée le 22 septembre 2025. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Les rues du kibboutz sont calmes à quelques heures de Roch Hachana, le Nouvel An juif. Le silence est seulement rompu par les travaux de jardinage et, plus loin, les nombreuses détonations de l’artillerie israélienne. Le bruit de fond rappelle à intervalles réguliers qu’à cinq kilomètres d’ici, la population palestinienne subit l’horreur de la guerre, avec plus de 65 000 morts recensés dans la bande de Gaza.
« Même en temps de guerre, il y a des règles. Et ce qu’il s’est passé ici, c’est contraire à toutes les règles », poursuit Danny. Avec sa casquette vissée sur la tête et son tee-shirt réclamant le retour des otages, il entre dans les ruines de la maison de Maayan et Yuval Bar, « deux très bons amis » tués le 7 octobre 2023. « J’ai pris cette photo d’eux en Albanie, mais je n’imaginais pas qu’elle serait affichée un jour devant leur maison. » Le couple s’était réfugié le matin de l’attaque dans une « safe room », une pièce de sécurité, mais les assaillants ont posé une bombe sur la porte.
L’entrée de la maison de Maayan et Yuval Bar, le 22 septembre 2025, dans le kibboutz de Beeri. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Dans le salon, sur un mur endommagé, une frise mémorielle a été installée par les enfants des disparus : des photos retraçant leur vie entrecoupées de QR codes conduisant à une plateforme de streaming pour écouter leurs musiques préférées. Danny est absorbé par ses pensées en lançant City of New Orleans, du groupe country The Highwaymen. Pour ne pas sombrer dans les mois qui ont suivi, le retraité a tenté de rester actif. « Un psychiatre m’a donné cinq conseils pour me rétablir et garder un équilibre autant que possible, et l’un d’entre eux était de faire des choses pour les autres », raconte-t-il.
Sur un mur, les enfants de Maayan et Yuval Bar ont installé des photos en hommage à leurs parents, le 22 septembre 2025 dans le kibboutz de Beeri. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Comme Danny, Beeri est encore loin d’avoir cicatrisé. Seuls 10% de la population, environ 100 personnes, sont retournés vivre sur place, essentiellement des personnes âgées. Le restaurant communautaire a rouvert ses portes, mais « il n’y a pas de crèche, pas d’infrastructure, et il faut reconstruire 130 maisons », explique Danny. Les habitants ont longtemps repoussé un débat concernant les maisons brûlées dispersées dans le kibboutz. « Certaines personnes disent : ‘Je ne veux rien voir. Si nous voulons construire l’avenir, si nous voulons élever nos enfants ici, nous devons tout effacer.’ D’autres répondent : ‘Nous devons garder en mémoire ce qu’il s’est passé ici’. » La communauté vient de prendre la décision de conserver la trace d’une seule maison suppliciée.
Israël reste en deuil et la page ne se tourne pas. Sur le site du Nova, lieu du festival de musique où la jeunesse israélienne a été attaquée par le Hamas, les photos et les histoires des victimes forment une forêt de douleurs. Des arbres ont été plantés pour honorer la mémoire des disparus. « Voir toute cette jeunesse et toute cette vie anéantie ici, c’est horrible », souffle Lee, une habitante de Tel-Aviv de 51 ans, qui a amené trois amies visiter ce mémorial à ciel ouvert. « C’est important, car je ne pense pas que les gens comprennent. Personne ne se souvient de ce qu’il s’est passé hier. Pour nous, c’est comme si c’était hier, parce que ce pays est si petit. »
Lee et Vered visitent la benne à ordures où des festivaliers se sont réfugiés lors des attaques du 7-Octobre sur le site du festival Nova, le 21 septembre 2025. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
A une dizaine de kilomètres, le parcours mémoriel s’arrête sur un terrain vague où sont empilées les carcasses de plus de 1 500 voitures détruites ou abandonnées le 7-Octobre. Dans le cadre de leur parcours de formation militaire, un groupe de soldates écoute religieusement les explications d’une guide. Un peu plus loin, Amir est venu de son plein gré. « C’est la première fois que je viens et cela fait remonter des choses par rapport à des amis qui étaient au Nova », raconte le jeune homme de 34 ans, qui vit au kibboutz Nir Am, tout près d’ici, mais qui était en voyage le jour de l’attaque. « A chaque fois que je passais près des lieux, j’avais la chair de poule. Cela s’était tassé avec le temps, mais le fait de revenir, j’ai de nouveau des frissons. »
Amir visite pour la première fois le lieu où les carcasses des voitures du 7-Octobre ont été empilées, le 21 septembre 2025, à proximité du lieu du festival Nova, en Israël. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
La société israélienne est en lambeaux. La difficulté de la population à évoquer le drame humanitaire qui se déroule à Gaza s’explique en partie par l’impact du traumatisme causé par les attaques du Hamas. Les traces de l’événement sont omniprésentes. La place Dizengoff à Tel-Aviv semble figée dans sa souffrance. Autour de la fontaine centrale, les photos des victimes et des otages sont ensevelies sous les ours en peluche, les fleurs et les bougies. Les portraits des 48 Israéliens toujours retenus dans la bande de Gaza surgissent à chaque coin de rue : sur les buildings, les bords de route, les devantures des magasins et même les écrans des McDonald’s. La plage de Tel-Aviv est bien remplie de plaisanciers profitant de la chaleur, mais là aussi une grande bannière sur la promenade vient rappeler que le pays reste en guerre.
Les traces du 7-Octobre et de la guerre sont visibles sur la place Dizengoff, le 19 septembre 2025, à Tel-Aviv. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Tout le pays est affecté. Océane* constate les dégâts sur son fils de 11 ans et sa fille de 8 ans. « Ils ont fait énormément de cauchemars. Ma fille a beaucoup régressé, avec beaucoup de pipis au lit. Elle est beaucoup plus angoissée, tout est compliqué », témoigne cette mère de famille de 39 ans, qui vit à Raanana, une ville au nord de Tel-Aviv.
« Mon fils a besoin de tout contrôler, il a coupé toute empathie, ça l’angoisse tellement… Il est un peu déconnecté de la réalité. »
Océane, habitante de Raanana
à franceinfo
Depuis deux ans, les réveils dans la nuit en raison « des sirènes d’alerte à la roquette » ont prolongé l’anxiété. « Même quand il n’y avait pas d’alerte, il se réveillait pour vérifier que tout allait bien. Il disait : ‘J’ai peur de mourir, que des terroristes viennent à la maison…' » Aujourd’hui, les enfants sont suivis et doivent bientôt entamer une zoothérapie avec l’objectif de gérer leur stress post-traumatique au contact des animaux.
Aux traumatismes du 7-Octobre sont venus s’ajouter deux années de guerre à Gaza, mais aussi au Liban et contre l’Iran. Le pays éprouve ses quelque 170 000 soldats et ses 450 000 réservistes. Selon le ministère de la Défense, en deux ans, les combats ont déjà fait 20 000 blessés, dont la moitié souffre de stress post-traumatique et d’autres troubles psychiques. Dans ce petit pays de 10 millions d’habitants, chacun connaît un voisin, une amie, une sœur ou encore un fils parti sur la ligne de front. « La société israélienne avance de façon extrêmement chaotique. On rencontre des gens en état d’émoi permanent », témoigne Elisabeth, thérapeute familiale et mère d’un soldat réserviste, qui réclame l’arrêt de la guerre avec son collectif Ima Era (« Mère éveillée »). « Rien n’a été réparé depuis le 7-Octobre, rien. C’est même pire. »
« Il n’y a pas eu de commission d’enquête, pas de retour de tous les otages… Et la guerre se poursuit. »
Elisabeth, mère d’un soldat réserviste
à franceinfo
Dans les semaines qui ont suivi les attaques terroristes, la mobilisation générale a bien été déclarée pour venir en aide à une population sous le choc, mais l’actualité n’aide pas la population à avancer. « Il n’y a pas d’amélioration parce que nous sommes dans une situation de guerre continue », confirme le docteur Ofir Levi, qui dirige le Centre national sur le stress traumatique et la résilience au sein de l’université de Tel-Aviv. La clinique devait ouvrir en 2026, mais elle a été inaugurée dès janvier 2024 pour répondre à l’urgence. « On voit des phénomènes de burn-out et de post-trauma. La situation n’est pas bonne, mais compte tenu du contexte, on aurait pu s’attendre à quelque chose de pire », estime cet ancien commandant de l’armée.
Sur la place des otages à Tel-Aviv, où l’opposition à Benyamin Nétanyahou manifeste pour réclamer l’arrêt de la guerre, tout le monde a intégré l’enjeu de la santé mentale. Un petit groupe de psychologues bénévoles, reconnaissables à leur tee-shirt bleu ciel, offrent un « premier soutien émotionnel ». « Nous brisons les murs des cliniques pour aller à la rencontre des gens. Car, pour beaucoup, franchir la barrière d’une clinique, ce n’est pas faisable », explique le professeur Boaz Ben-David, enseignant à l’université Reichman.
Des psychologues bénévoles viennent en aide à la population israélienne, le 21 septembre 2025, sur la place des otages, à Tel-Aviv. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Derrière lui, un homme s’approche. « Je ne voulais pas rester seul avec mes sentiments et mes pensées », confie-t-il. Le professeur Boaz Ben-David raconte avoir mené une étude à l’université après la première guerre menée contre l’Iran en avril 2024. « Et déjà à l’époque, 40% d’un échantillon représentatif d’adultes israéliens présentaient des symptômes cliniques de dépression », rapporte-t-il. Les derniers mois, marqués notamment par les massacres et la famine à Gaza, risquent de laisser des traces encore plus profondes pour plusieurs générations d’Israéliens.
*Le prénom a été changé à la demande de l’intéressée.