Des échantillons de matériaux maltraités parsèment les tables. Ils sont tordus, fissurés, transpercés ou affichent les traces noirâtres d’une exposition au feu, quand ils n’ont pas tout simplement fondu. L’équipe Mécanique des matériaux, du laboratoire Groupe de physique des matériaux (GPM) de l’Insa Rouen et de l’université de Rouen s’attelle à pousser à bout les matériaux pour mieux les caractériser. « Notre spécialité est l’étude des couplages entre effets thermiques et mécaniques », précise Benoit Vieille, enseignant-chercheur à l’Insa Rouen qui dirige cette équipe d’une quinzaine de personnes.
«Il est très difficile de savoir ce qu’il se passe dans le cas d’un matériau soumis à un couplage thermo-physico-chimico-mécanique. Nous tentons de combiner les contraintes pour comprendre la part liée à la mécanique et la part liée à la thermique, et les décorréler si possible », ajoute-t-il. Parmi les matériaux qui intéressent en particulier l’équipe, on retrouve ceux issus de la fabrication additive (métallique et plastique) ainsi que les matériaux composites. « Les moyens matériels dont on dispose permettent de tester des matériaux issus de n’importe quel processus de fabrication », indique Benoit Vieille.
Microstructure sur mesure
Si quelques posters donnent à voir leurs différentes caractérisations mécaniques, c’est en pénétrant dans les salles d’expérimentation en face des bureaux des enseignants-chercheurs qu’on en apprend davantage. Chaque pièce est remplie d’une panoplie d’instruments de torture pour matériaux, financés par l’Institut Carnot ESP, la région Normandie et le Fonds européen de développement régional (Feder). Dans la première, on découvre la plus vieille machine de l’équipe. Il s’agit d’un pendule de Charpy – donné par EDF à la fin des années 1990 – que des étudiants de l’Insa ont amélioré avec le temps pour le rendre plus versatile grâce à des capteurs. Ce pendule est composé d’un bras terminé par un dôme hémisphérique qui vient impacter le matériau cible plus ou moins intensément en fonction de son énergie potentielle, donc de son angle de départ. «Cette installation nous permet de reproduire des comportements à l’impact. C’est utile par exemple pour tester l’endommagement d’une aile d’avion par des débris ou des outils de maintenance », explique le chercheur.
Sous une mezzanine métallique non loin sont rangées des platines pour polir un matériau et un microscope d’un grossissement x 1 000. L’étape de polissage permet de faciliter l’observation de la surface des métaux au microscope. Ce dispositif est particulièrement utile pour analyser des pièces métalliques imprimées par fusion sur lit de poudre. « La microstructure d’un tel métal est faite de grains équiaxes ou allongés. Or elle a une influence sur son comportement mécanique : selon leurs formes, les grains ne se déforment pas de la même manière avec un chargement mécanique», détaille Benoit Vieille. En jouant sur les paramètres de fabrication (puissance ou vitesse de déplacement du laser), il devient possible de faire de la conception sur mesure d’un matériau selon les propriétés voulues.
Couplage des contraintes thermiques et mécaniques
Juste à côté, se trouvent trois différentes machines d’essais mécaniques. Une machine hydraulique dotée d’un four – allant jusqu’à 1500 °C – sert à tester la résistance et la rigidité du matériau en fonction de la température. En face, une machine similaire mais plus imposante, à laquelle est reliée une bonbonne de gaz, évalue la résistance des structures au chaud et surtout au froid, en utilisant de l’azote liquide pour atteindre une très basse température. « On veut se rapprocher des conditions d’utilisation des matériaux », précise Benoit Vieille. Cette seconde machine permet, par exemple, de caractériser la performance d’un matériau soumis aux contraintes thermiques et mécaniques d’une aile d’avion – qui doit résister à une large gamme de températures.
Les machines de la seconde salle d’expérimentation assurent aussi ce couplage des contraintes. Ici, sur une paillasse se trouvent une dizaine de pièces métalliques utilisées dans les circuits de refroidissement secondaire des centrales nucléaires. Ces pièces en acier doivent résister à des variations entre flux chauds et flux froids. «On étudie comment une fissure va se propager en torsion, en compression, à haute température… Comme les pièces de structures subissent des modes de sollicitations complexes en service, il faut pouvoir les caractériser sous des conditions de chargement complexes », décrit le responsable de l’équipe. Résultat, les pièces portent les stigmates des essais réalisés dans l’imposante machine de tests multi-axiaux juste derrière. L’évolution de la fissure dans le temps peut même être suivie en direct, grâce à une sonde acoustique.
Un banc d’essai permet de tester la tenue au feu des matériaux.
Un tomographe à rayons X pour un suivi en temps réel et en 3D
La dernière acquisition de l’équipe date de 2023 et se trouve plus loin dans le couloir. Une grande salle lumineuse accueille un tomographe à rayons X, qui permet d’observer en temps réel et en 3D l’effet de la température sur un matériau. La vitre du sas de protection est ouverte. Arthur Després, étudiant en master à l’Insa, vient de tester un composite à matrice polymère. Il nous montre ses résultats sur l’écran de l’ordinateur. « On constate la formation de porosité sur le matériau composite en fonction de la température à laquelle il est exposé. Ces imperfections sont dues à la pyrolyse du plastique. » En effet, quand la température augmente, le plastique se transforme en un gaz qui déforme la structure du matériau.
L’équipe de Benoit Veille étudie ce type de matériaux composites à matrice thermoplastique. « Ils ont le vent en poupe dans l’industrie aéronautique, on pense que c’est un matériau d’avenir », signale-t-il. Légers, rigides, résistants, potentiellement recyclables, assemblables par soudage… Leurs avantages sont nombreux. Reste à scruter leurs performances mécaniques et la tenue au feu. Les chercheurs disposent d’un banc d’essai pour reproduire à petite échelle les conditions critiques des pièces d’une nacelle lors d’un incendie de moteur d’avion. C’est dans ce but que le laboratoire commun Flames a été créé en mai par Safran, l’Insa Rouen Normandie, l’université de Rouen Normandie et le CNRS.
Ce travail avec Safran n’est pas le seul partenariat que cette équipe a conclu avec des industriels français. Les chercheurs travaillent ou ont déjà travaillé aussi avec EDF, Ariane Group, Daher Aerospace, Renault, MMB Volume… La caractérisation des matériaux permet aussi aux entreprises de les utiliser au mieux. Comme le résume Benoit Vieille : « Plus on a une connaissance large de ces matériaux, plus les industriels sont à même de les utiliser de manière adéquate dans différentes conditions en service, y compris les plus critiques. Et c’est notre principale vocation entant que chercheurs. »
Un tomographe à rayons X permet d’observer entemps réel et en en 3D l’effet de latempérature ture sur un matériau.