Il y a les « incubateurs » pour start-ups, ces lieux où l’on aide les jeunes entreprises à se lancer. Et puis il y a le festival Fauves, au Théâtre Universitaire de Nantes, qui se voit en « incubateur » pour jeunes artistes. Pour sa quatrième édition, la manifestation soutenue par le Crous de Nantes a invité des dizaines de jeunes compagnies — artistes issus de Loire-Atlantique et d’ailleurs —, à montrer au public des ébauches de leurs spectacles en construction.

Le résultat ? Une programmation éclectique où se mêlent tous les registres (danse, cirque, stand-up et théâtre), et où les performances, bien qu’inachevées, laissent déjà entrevoir les univers singuliers de jeunes comédiens et metteurs en scène.

Figures du déclassement

© Laura Severi

Il en va ainsi de Putain de route de campagne !, petite forme en technicolor imaginée par le collectif Le Foutoir. Dans ce spectacle, se mêlent les personnages de Shakespeare, un coiffeur, Dédé, son frère, Maryline, une « bistrote », Rose Jambon, candidate au concours de Miss Cantal Avenir et Antonin, un paysan.

Présentée pour la première fois jeudi dernier, la pièce de Manon Geoffroy met en scène un absurde chassé-croisé entre ses différents personnages. Sur cette route de campagne, chacun chante, monologue et discourt à l’envi sur son existence déclassée.

Car, en filigrane de ces personnages hauts en couleurs, quasi burlesques, les spectres de l’exode rural et du mépris de classe se dessinent. Le mépris des autres, auquel ces personnages répondent, en toutes circonstances, avec un jouissif mauvais goût. Les dialogues, eux, libèrent joyeusement des injonctions. Les soi-disant laissés-pour-compte n’ont pas dit leur dernier mot.

Une vie à Nanterre

© Laura Severi

Autre spectacle, autre type de laissés-pour-compte, avec Le monde brûle et moi je m’achète des Nike. Cette fois-ci, le déclassement est racial. Dans une mise en scène à la lisière du slam et du stand-up, la comédienne d’origine comorienne Anturia Soilihi se demande à voix haute comment devenir un coquelicot « quand on a grandi dans la merde ».

Le seul-en-scène mêle plusieurs registres. C’est une ode à la révolte des quartiers populaires autant qu’un récit de transfuge de classe, dans lequel se nichent d’âpres anecdotes sur le racisme des camarades de classe blancs et l’injuste décalage entre culture des quartiers et culture scolaire. Narrée avec beaucoup de poésie et parfois un peu de maladresse, l’existence chahutée d’Anturia donne à entendre une époque et un lieu : les années 90, dans sa banlieue de Nanterre.

C’est d’ailleurs là que se clôt le spectacle, car c’est à Nanterre, en 2023, que le jeune Nahel Merzouk fut tué par un policier. La comédienne choisit l’événement pour clore son poème, comme un point d’orgue à sa révolte. À force de mêler les registres et les sujets, la fable est parfois un peu confuse. Elle est quand même touchante et résolument politique.

Une odyssée des glaces

© Julie Cherki

La performance la plus remarquable restera sans doute celle choisie pour ouvrir cette quatrième édition de Fauves. À savoir, L’Odeur du Gel, passionnant spectacle mis en scène par Emily Evans. La performance a été sélectionnée par « Le Gang », un groupe de jeunes programmateurs associés au TU, parmi plus d’une centaine de propositions. Une performance glaciale et étrange, qui démarre avec quelques mots en cyrillique projetés sur un écran. L’Odeur du Gel, on le comprendra rapidement, navigue dans les eaux saumâtres de la Sibérie russe. Trois interprètes, fourrures sur le dos, dansent et explorent ce paysage désolé.

Le rituel envoûtant, qui consiste à vivre sur une terre invivable, se poursuit jusqu’à une ultime séquence. Les corps se meuvent lentement, disparaissent et luttent. Jusqu’à ce qu’un animal marin, phoque ou lion de mer, se dresse sur scène. Il est finalement assassiné par une chasseuse. Lente, étrange, la performance raconte l’Âge de Glace, mais nous fait vivre intimement une expérience que l’on connaît : sous nos yeux, un paysage s’effondre et disparaît. Pas si éloigné de ce que le monde traverse, ces temps-ci. Même lorsqu’elle fait mine de s’en éloigner, la programmation de Fauves nous raconte l’époque.

Festival Fauves
du 1 au 16 octobre 2025
Théâtre Universitaire de Nantes

Le monde brûle et moi je m’achète des Nike d’Anturia Soilihi
Durée : 1h.

L’Odeur du Gel
Durée: 1h.

Mise en scène : Emily Evans
Interprétation : Jeanne Marquis, Eli Neva Jaramillo et Eve Bigontina
Construction de marionnettes : Emily Evans et Eve Bigontina

Putain de route de campagne !
Durée 30mn.

Texte: Nadège Prugnard
En jeu : Victor Dervaux, Benjamin Lavève, Léo Moussu, Manon Savary, Suzanne Traup
Mise en scène et scénographie : Manon Geoffroy
Plasticien.ne : Maël Primault