L’IA serait-elle plus compétente que les experts en chair et en os ? Il lui arrive en tous cas de les défier. Le tableau Joueur de luth (l’une des trois versions existantes de cette œuvre, la version de Badminton House), peint vers 1596, vient en effet d’être attribué à Caravage (1571–1610) par le logiciel de la société suisse d’intelligence artificielle Art Recognition… Contre l’avis des experts qui l’avaient auparavant catalogué comme une copie par un membre du cercle du célébrissime artiste italien.

Peinte pour le cardinal del Monte, puis passée dans la collection Barberini dans les années 1620, l’œuvre avait été vendue au duc de Beaufort au XVIIIe siècle, avant de demeurer plusieurs siècles à Badminton House, en Angleterre. Les experts de Sotheby’s et du Metropolitan Museum of Art de New York, qui l’avaient étudiée lors d’une vente en 1969, avaient conclu quelle était une réplique peinte en 1642 par Carlo Magnone pour le cardinal del Monte. Cette peinture n’avait donc été adjugée que 860 euros, puis acquise en 2001 par l’historien de l’art et marchand Clovis Whitfield pour 80 000 euros. Une bouchée de pain s’il s’agit bien de l’original du grand maître du clair-obscur !

Pour couronner le tout, Art Recognition a également remis en cause l’authenticité d’une autre version du tableau, celle de la célèbre collection du marchand d’art Daniel Wildenstein (1917–2001), longtemps considérée comme autographe. Conservée au musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg, en Russie, la troisième est, quant à elle, unanimement décrétée comme authentique.

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Une chance « très élevée » qu’il s’agisse d’un original

La biographie de Caravage par Giovanni Baglione décrirait un Joueur de luth plus proche de la version de Badminton House que de celle de Wildenstein.

Créée en 2019, Art Recognition propose les services d’un outil d’IA spécialisé dans l’authentification d’œuvres d’art. Avec une rigueur et une précision mathématique, le logiciel a comparé des photographies haute définition du tableau et de ses détails à celles de 200 peintures de Caravage, ainsi qu’à des œuvres de ses contemporains au style similaire, et indiqué enfin le pourcentage de chances qu’il s’agisse bien d’un original: 85,7 %, soit un résultat « très élevé » selon la directrice de la société, Carina Popovici.

La technologie de AI Art Recognition

La technologie de AI Art Recognition

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Et si le copiste avait simplement été très doué ? À cela, Art Recognition répond que l’expertise est non seulement très précise, mais s’est aussi appuyée sur une source textuelle : la biographie de Caravage par Giovanni Baglione (1642), qui décrirait un Joueur de luth plus proche de la version de Badminton House que de celle de Wildenstein.

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Un outil de plus en plus utilisé pour authentifier les œuvres

L’algorithme d’Art Recognition a déjà authentifié des centaines d’œuvres, dont un Portrait de Gabrielle par Auguste Renoir, et l’autoportrait de Vincent van Gogh du musée national d’Oslo. Il a également permis de démasquer le tableau Pont et barges sur la Seine qui, présenté comme une huile de Max Pechstein de 1908, était en réalité l’œuvre du faussaire Wolfgang Beltracchi.

Si l’outil inquiète certains spécialistes – il ne prend en compte ni ce qui relève de la sensibilité humaine, ni les analyses scientifiques des pigments et du support –, il est pris au sérieux par les musées et peut s’avérer un complément utile en cas d’indécision des experts.

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Les experts partagés par cette révélation

Dans le cas présent, le verdict divise. Certains se rangent du côté de l’IA, comme le luthier David van Edwards, président de la Lute Society, qui a remarqué des incohérences sur l’instrument de la version de Wildenstein, absentes de celles de Badminton et de l’Ermitage. George Gordon, coprésident de Sotheby’s Worldwide Old Master Paintings, maintient quant à lui sa position. Certains doutent de la fiabilité de l’IA et rappellent qu’en 2023, deux algorithmes avaient livré des résultats contradictoires sur une œuvre de Raphaël.

Mais l’ascension de l’œuvre ainsi réévaluée semble inévitable. Actuellement exposé à Londres, le Caravage présumé sera sans doute confié à une institution britannique par son propriétaire, le collectionneur Clovis Whitfield, qui prévoit déjà de lui consacrer un podcast et un documentaire.

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