Goya a vécu à une époque de crises, de transformations et de bouleversements qui rappelle, par certains côtés, la nôtre. Une partie de ses œuvres a acquis une portée universelle et reste encore très contemporaine, tout en restant profondément espagnole.

Picasso : Corrida de toros, 1934Picasso : Corrida de toros, 1934 ©crédit: Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid. Succession : Pablo Picasso

L’exposition n’a pas craint de montrer comment Goya a aussi continué à forger un imaginaire collectif espagnol. Elle reprend l’adjectif « goyesque » qui selon les deux commissaires de cette vaste et dense exposition, Rocio Gracia Ivana et Leticia Sastre Sanchez, désigne la peinture de Goya et ses suivants avec des scènes alimentant les clichés que les voyageurs romantiques avaient construits autour de l’Espagne.

« Le fil rouge, expliquent-elles, a été de trouver des artistes qui s’intéressaient à Goya et de comprendre ce qui les intéressait dans son œuvre. Les questions et réflexions de ces artistes, critiques et historiens de l’art espagnols constituent le cadre de cette exposition. Goya représente également une figure clé à un point de bascule de l’histoire, qui marque le début de l’époque contemporaine. Ceci fait de cette exposition une réflexion importante sur la ‘question espagnole’, et sur le regard porté sur notre culture tant en Espagne qu’à l’étranger. « 

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Même si l’exposition à Bozar n’est pas une rétrospective Goya (il y faudrait alors ses formidables pinturas negras qui ne quittent pas le Prado, comme il y faudrait ses fusillés des Los dos y tres de mayo et sa Maja desnuda), mais le grand peintre espagnol en est bien le fil conducteur avec au total 200 œuvres, de lui et de nombreux autres artistes.

Le sommeil de la raisonGoya :Gravure  El sueño de la razón produce monstruos, serie Caprichos, no. 43Goya :Gravure El sueño de la razón produce monstruos, serie Caprichos, no. 43 ©photo: Real Academia de Bellas Artes de San Fernando

Goya (1746-1828) a vécu entre les deux autres géants de l’Espagne, Velázquez (1599-1660) et Picasso (1881-1973). Né le 30 mars 1746 à Saragosse, Goya séjourne en Italie de 1770 à 1771. Il épouse Josefa Bayeu à Madrid en 1773 et devient le peintre du roi Charles III en 1786. En 1792, il tombe malade et devient sourd. Il séjourne en Andalousie de 1796 à 1797 et y réalise ses Caprices qu’il publie en 1799. Tiré à 300 exemplaires, le recueil de gravures rencontre peu de succès. Napoléon envahit l’Espagne en 1808 et la révolte gronde en 1810. Goya assiste à ces atrocités qu’il décrit dans les Désastres de la guerre. En 1814, il peint ses tableaux Deux mai et Trois mai. Logé dans « la maison du sourd », il peint ses incroyables peintures noires de 1820 à 1823. Et dans la même veine, sa série de gravures, les Disparates. Il meurt à Bordeaux le 16 avril 1828.

Dès le début du parcours à Bozar, on repère son beau portrait de Francisco Bayeu (1786), d’apparence plus académique, mais on voit sa touche rapide, presque excessive, annonçant l’impressionnisme.

Goya : Los cómicos ambulantes, 1793Goya : Los cómicos ambulantes, 1793 © Archivo Fotográfico. Museo Nacional del Prado. Madrid

On peut admirer ensuite des tableaux et tapisseries de Goya chantant le folklore (comme monter au sommet d’un mât) et les campagnes espagnoles comme dans son délicieux Los comicos ambulantes (1793). Goya montre sa capacité à se détacher des notions traditionnelles de la peinture pour inventer et annoncer un Art moderne.

Son désir de représenter et de témoigner de la réalité contribua à légitimer le droit et la place du populaire dans l’art. Au XXe siècle, cela se traduisit par des études folkloriques et ethnographiques.

Mais on voit aussi comment il a reproduit les grandes peintures de Velázquez comme pour se placer dans sa foulée.

Goya: Las mozas del cántaro 1791–1792,Goya: Las mozas del cántaro 1791–1792, © Archivo Fotográfico. Museo Nacional del Prado. Madrid

Ce sont ses gravures qui frappent encore et toujours, d’une actualité éternelle. Le fantastique qui s’y trouve avait impressionné, au XIXe siècle, Manet, Rops, Delacroix et Ensor. Emile Verhaeren évoque aussi les peintures crépusculaires de Goya.

Goya y dénonce les travers de la société espagnole et la cupidité des puissants, parfois de manière très codée. Une des gravures les plus célèbres des Caprices est présentée dès le début de l’exposition : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Elle montre un homme endormi surmonté d’une nuée de hiboux et de chauve-souris. Goya est un adepte de la Raison, bien malmenée dans les temps de guerre qu’il a connus comme elle l’est aujourd’hui à travers le monde.

Vie et mort

Dans ses Caprices, il dénonce la fille qui n’aide plus sa mère, travestie en mendiante, ou il montre une femme volant haut dans le ciel, portée par un trio de sorcières accroupies. La surdité de Goya, survenue en 1792, sur laquelle l’exposition a choisi de ne pas s’étendre, avait encore accentué le regard acerbe qu’il posait sur la société espagnole et qui garde toujours toute sa charge corrosive, dans notre monde fragilisé qui s’interroge à nouveau sur sa propre survie.

Goya : les caprices revisités

L’exposition évoque l’antagonisme très espagnol entre ombre et lumière, entre l’exaltation de la vie et la contemplation mystique de la mort. On y retrouve autant le flamenco que le rappel des cortèges de la Semaine Sainte en Andalousie quand on y évoque à la fois la fin de la vie et la perspective du salut. Tous ceux qui ont pu la suivre à Séville en restent encore marqués.

José Gutiérrez Solana (1886–1945), Cabezas y caretas 1943José Gutiérrez Solana (1886–1945), Cabezas y caretas 1943 ©Crédit : Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía

La tauromachie réunit aussi cet antagonisme. Elle inspira à Goya une série magnifique de gravures exposées à Bozar. Mais elle a inspiré aussi Picasso dont on voit un tableau d’une corrida à côté d’un autre de 1939, peinte en pleine guerre civile espagnole, avec des crânes rouges.

Une installation vidéo créée pour l’exposition par Albert Serra (né en 1975) montre bien cette dualité. On la suit sur deux écrans opposés (on ne peut voir qu’un écran à la fois). Albert Serra distingue dans sa double représentation, l’extérieur et l’intérieur. Dans la première, nous assistons à la fiesta et l’anticipation de la mort. Dans la deuxième, nous accompagnons au plus près le toréro dans ses mouvements jusqu’à leur dissolution dans l’abstraction.

L’exaltation de la vie et la contemplation mystique de la mort.

Tout au long de cette exposition, on retrouve de nombreux artistes espagnols connus ou révélés. On y retrouve Eduardo Arroyo (1937-2018) qui, sous le régime franquiste, a évoqué, inspiré par Goya, la répression policière contre les épouses des mineurs des Asturies pendant les grèves de 1962 et 1963. Ses tableaux traitent de l’exil, des assassinats politiques, des complicités dont bénéficia le régime de Franco.

Marisa Gonzalez (née en 1943), figure majeure du féminisme en Espagne, rejoue les tortures subies par les femmes sous les dictatures.

Joaquin Sorolla (1863-1923) peint Clotilde à la manière ironique de la duchesse d’Albe immortalisée par Goya.

José Luis Solana (1886-1945) représente un crâne de taureau, des têtes rouges de sang et des masques dignes d’Ensor.

Joaquín Sorolla Bastida :  Clotilde con mantilla negra 1919–1920,Joaquín Sorolla Bastida : Clotilde con mantilla negra 1919–1920, ©Crédit : Museo Sorolla

La radicalité formidable d’Antonio Saura (1930-1998) s’impose dans cette exposition où on admire plusieurs œuvres dont sa forte Crucifixion. Saura a souvent cité Goya, en particulier la peinture noire iconique que fit Goya d’un chien hurlant dans le coin d’une toile monochrome.

L’exposition propose aussi d’étonnants raccourcis comme celui où on voit en face de l’évocation des tapisseries par Goya, un tableau abstrait contemporain qui est en réalité tissé en feutre avec de la laine de moutons de toutes les régions d’Espagne !

Autour de cette exposition principale, et comme toujours, Bozar avec Europalia, propose un programme multidisciplinaire parmi lequel on trouve :

Des performances dans l’exposition même : de Sophía Rodríguez, La Maja Desnuda Eaten by Saturn ; une autre de Núria Guiu et les étudiants Bachelor Dance du Conservatoire Royal d’Anvers autour du Sommeil de la raison ; une performance aussi de La Ribot & Asier Puga, Juana Ficción et cinq jours consacrés au flamenco. (Dates et détails sur le site de Bozar et d’Europalia).

Programme aussi de musique avec Francisco López, Dark Sonic Goya, avec le Cuarteto Quiroga, The Music of Goya in the Time of Madrid et avec Suso Saiz & Echo Collective, Inside Sounds.

Enfin Bozar propose en cinéma, quatre films d’Albert Serra et trois autres qu’il a sélectionnés en pensant à Goya.

« Luz y Sombra. Goya et le Réalisme espagnol », à Bozar jusqu’au 4 janvier. Infos sur www.bozar.be et www.europalia.eu