« Remonter aussi haut que l’on peut, motiver les services enquêteurs, chercher les fournisseurs… Malheureusement, un pan du dossier n’a pas pu être investigué du côté de la Grèce » : le procureur adjoint de Marseille, Jean-Yves Lourgouilloux, a refait, ce mercredi 8 octobre, le chemin du démantèlement d’une belle affaire, un trafic international de médicaments, le commerce aussi illégal que lucratif de Prégabaline.
Dix-neuf à vingt voyages entre la Grèce et Marseille, jusqu’à l’arrestation, le 19 octobre 2023, d’une jeune femme de 29 ans, de nationalité grecque, désignée comme la « mule », avec sa valise chargée de plus de 19 kilos. Lors de la fouille à l’aéroport Marseille Provence, les douaniers tombaient en effet sur 10 920 pilules de Prégabaline.
« Une pilule, expliquera le procureur Lourgouilloux, qui peut apaiser certaines personnes mais en rendre d’autres agressives, un médicament qui fait partie d’un régime spécifique de délivrance avec des règles supplémentaires pour le pharmacien. Un médicament qui n’est pas en vente libre. » Ni la France ni la Grèce n’échappent à ce type de réglementation.
Le procureur : « On est dans un véritable business »
« Un euro le médicament acheté, deux euros le médicament vendu. » Pour l’accusation, on n’est certes pas sur les revenus de la drogue, mais sur des profits conséquents qui génèrent énormément d’argent et suscitent d’évidentes convoitises.
© D.T. – Me Bruce Blanc a évoqué en défense « la tentation de l’économie parallèle » chez son client en situation de « précarité ». 300 000 pilules introduites sur le marché et 600 000 euros de chiffre d’affaires présumé
Les 300 000 pilules saisies auraient produit un chiffre d’affaires de plus de 600 000 euros, soit le montant de l’amende qu’ont réclamé, mercredi 8 octobre, les services des douanes. « On est dans un véritable business », insistera Jean-Yves Lourgouilloux.
Qualifiée de « drogue du pauvre » en raison de son usage à des fins stupéfiantes et de son faible coût, la Prégabaline, plus connue sous le nom commercial de Lyrica, souvent prescrite contre les crises d’épilepsie, les troubles anxieux généralisés et les douleurs neuropathiques, est un dépresseur du système nerveux. Le risque sanitaire de l’usage détourné de ce médicament, parfois associé à d’autres, est toutefois considéré comme important. Ses effets addictifs expliquent d’ailleurs l’existence fréquente de trafics de rue de ce produit, comme constatée à Marseille.
La Prégabaline désormais vendue sous ordonnance sécurisée et infalsifiable
Les principales complications liées au mésusage de la Prégabaline sont un coma, des troubles de la conscience, une désorientation, une confusion, voire le décès. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a restreint en mai 2021 les conditions de prescription de la Prégabaline, qui est désormais limitée à six mois et fait l’objet d’une ordonnance sécurisée et infalsifiable.
© D.T. – Pour Me Pascal Roubaud, en défense également, les mis en cause « n’avaient pas la conscience aiguë de la gravité de la situation ».
Le 19 avril 2024, l’affaire allait rebondir avec de nouvelles saisies. Les investigations successivement diligentées via des filatures et des écoutes téléphoniques allaient révéler que le trafic existait depuis 2022. Avec des rôles bien définis.
« Entre 7 et 10 euros de bénéfice » par boîte vendue
A l’heure du procès, quatre des mis en cause, tous détenus à ce jour, ont globalement reconnu les faits, parfois en les minimisant. « Je sais que c’est illégal, mais je ne pensais pas que ça m’enverrait en prison. Je ne savais pas que c’était un médicament dangereux », a argué Abdelkrim Benameur.
Daya Eddine Akaab se faisait livrer les colis par son frère depuis la Grèce. Il a reconnu qu’il faisait « entre 7 et 10 euros de bénéfice » par boîte vendue. Anis Merazga, l’un des chefs présumés du réseau, a revu les quantités à la baisse : « C’est vrai que j’achète mais j’achète pas beaucoup ! » Yacoub Saker a tenté de se placer au bas du spectre : « Oui, je reconnais, mais je n’ai rien à voir avec un délit international. A la base, je suis un consommateur ». Il s’est dit également, en cours d’instruction, « menacé » sur la foi d’une « dette », mais au jour du procès, il ne sait plus trop bien et ne désigne plus Merazga… qu’il désignait hier. Sans doute un des effets médicamenteux de la Prégabaline…
Une écoute : « Il suffit de deux ou trois voyages pour se refaire une santé »
Les messages interceptés ont pourtant permis d’apprendre que les trafiquants faisaient parfois deux voyages par semaine, le lundi et le mercredi, ce que l’un d’eux, un rien nostalgique, allait qualifier de « belle époque ». Les mis en cause étaient d’ailleurs à peine déstabilisés, dès lors qu’une « mule » était interceptée. « Il suffit de deux ou trois voyages pour se refaire une santé », allait nous apprendre une des écoutes réalisées.
Le mystérieux Khaled Akaab, toujours en fuite
Dans le réseau ainsi mis au jour, deux filières sont apparues : le transport aérien par « mules », mais aussi le fret postal, avec des faux noms et des adresses tiers, afin de pouvoir récupérer les colis sans difficulté. Et encore deux voies de trafic : la filière Benameur et la filière Akaab. Anis Merazga est apparu comme le dénominateur commun des deux filières.
Khaled Akaab, désigné comme « le fournisseur le plus haut » par l’accusation, est en fuite, il est sous le coup d’un mandat d’arrêt, il n’a pu être identifié ni en Grèce ni en France. Il n’a donc pas davantage pu être entendu par le tribunal. Quant à la « mule », elle ne s’est pas présentée devant le tribunal, arguant d’une peur irrépressible de l’avion…
Des réquisitions de 18 mois à 5 ans ferme contre les six prévenus
Contre elle, le procureur a réclamé 18 mois de prison. Contre les quatre autres, ce sont des peines de 18 mois à 4 ans ferme qui ont été réclamées, assorties d’une interdiction du territoire français pour une durée de 5 ans et d’un maintien en détention. Contre Khaled Akaab, en fuite, c’est une peine de 5 ans ferme et le renouvellement des effets du mandat d’arrêt qui ont été sollicités par le procureur Lourgouilloux.
© D.T. – La Prégabaline est souvent prescrite contre les crises d’épilepsie, les troubles anxieux généralisés et les douleurs neuropathiques. La défense demande au tribunal de « ne pas faire des exemples »
En défense, Me Pascal Roubaud a fait valoir que les mis en cause « n’avaient pas la conscience aiguë de la gravité de la situation ». Il a tenté de ramener les peines à de plus justes proportions. Il a surtout invité le tribunal « à ne pas faire des exemples avec ce dossier ». « Presque tous les désirs du pauvre sont punis de prison », glissera Me Maximilien Neymon, citant Louis-Ferdinand Céline, en insistant sur le fait que « la misère suinte de partout » dans cette affaire. Il niera l’existence d’une bande organisée.
Me Bruce Blanc évoquera lui aussi la « précarité » de son client et « sa tentation de l’économie parallèle » en allant « vers un commerce qui est prohibé ». Un homme, plaidera-t-il, qui a eu « le malheur de prendre en marche le train de la pauvreté ».
Une amende douanière de 601 636 euros à payer solidairement
Le tribunal a finalement condamné la « mule » à 18 mois de prison, dont 6 avec sursis. Contre les quatre hommes détenus, il a prononcé des peines qui vont de 18 mois de prison, dont 9 avec sursis, à 3 ans, dont 18 mois avec sursis.
Khaled Akaab, en fuite, a écopé de 30 mois ferme et le tribunal a réactivé les effets du mandat d’arrêt. Les juges ont aussi prononcé trois interdictions du territoire français pour une durée de 5 ans. Enfin, les six prévenus devront acquitter solidairement une amende douanière de 601 636 euros, soit une fois la valeur de la marchandise saisie.