Après des décennies passées à cueillir les « dividendes de la paix », les Européens réarment à grande vitesse, mais de façon désorganisée, voire confuse. Or, la sécurité du continent dépend de la mise en œuvre d’une politique militaire pensée de façon collective et fondée sur une industrie de défense qui deviendrait nettement moins dépendante des États-Unis.
Face à la rhétorique agressive de la Russie, à ses provocations verbales et à ses opérations d’intimidation de plus en plus fréquentes, les États européens réarment. L’attitude illisible de l’administration Trump les incite encore davantage à prendre leur destin en main en matière de défense.
Mais les achats d’armements se font en ordre dispersé. Les Européens (membres de l’UE ou non) continuent de largement dépendre des États-Unis dans ce domaine ; et leur industrie de défense se développe avec une grande lenteur, malgré de progrès récents.
La fin d’une illusion
La guerre en Ukraine a été un révélateur pour les Européens. Après plus de trois décennies de désarmement prononcé pour toucher les fameux « dividendes de la paix » post-guerre froide, les budgets augmentent, accompagnés d’annonces sur des commandes de chars, d’avions de combat, de missiles.
La réactivation des réserves est mise en avant, tout comme la relance des industries d’armement. Ce mouvement, bien que tardif, illustre un gros progrès. L’Europe ne se considère plus comme un continent riche, trop heureux de confier sa protection (notamment nucléaire) aux États-Unis, sans avoir à livrer de véritables efforts propres. En cela, les critiques venues de Washington relatives au manque d’investissements des pays européens dans leur défense étaient parfaitement justifiées.
Mais ce réarmement, aussi nécessaire soit-il, se fait dans le désordre et dans la précipitation, car il est plus guidé par la peur ou par la prise de conscience que par la planification. L’UE, certes, dépense davantage, mais ne réussit pas à définir une vision d’ensemble pour bâtir une défense, sinon intégrée, tout au moins organisée.
Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les dépenses militaires européennes ont augmenté de manière historique de 17 % en 2024, atteignant 693 milliards de dollars. La totalité des pays de l’UE, à l’exception de Malte, ont accru leurs budgets militaires. L’Allemagne, longtemps à la traîne en matière de dépenses militaires, a bondi de 28 %, à 88,5 milliards, devenant le quatrième investisseur militaire mondial, ce qui aurait été absolument inimaginable il y a seulement quelques années.
La Pologne est le pays qui consacre le plus gros pourcentage de son PIB à la défense : 4,2 % aujourd’hui contre 2 % en 2021, ce qui marque un effort colossal. L’objectif est d’atteindre 5 % en 2026. En moyenne, même si le chiffre paraît moins spectaculaire, les pays de l’UE ont progressé de 0,2 % en termes de pourcentage du PIB, passant à une moyenne de 1,3 % à 1,5 % en deux ans.
Les fameux dividendes de la paix sont désormais bien derrière nous. La sécurité extérieure redevient centrale, comme au temps de la guerre froide, mais dans un désordre qui fragilise notre souveraineté collective.
Un réarmement en ordre dispersé
Sur la carte du réarmement européen, on distingue autant de stratégies que d’États. L’Allemagne investit son Zeitenwende (changement d’ère) dans des achats auprès des États-Unis : avions F-35, missiles Patriot, hélicoptères CH-47 Chinook…
La France, avec une loi de programmation militaire 2024-2030 de 413 milliards d’euros, mise sur l’autonomie et la dissuasion nucléaire, et reste tournée vers son industrie nationale, particulièrement complète.
L’Italie et l’Espagne modernisent leur marine et leur aéronautique (programmes FREMM, Eurofighter), tout en demeurant très liées à l’Oraganisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan). Les pays baltes et scandinaves se concentrent sur la défense territoriale (fortification des frontières) et les infrastructures d’accueil de troupes alliées.
L’Europe se réarme de manière anarchique : les Tchèques achètent des boucliers antimissiles, les Allemands lancent des satellites, la Lituanie achète des drones turcs ou israéliens, sans qu’un effort de coordination et de rationalisation des achats n’apparaisse.
Certes, cette diversité reflète des besoins réels et pressants, car les différents pays n’éprouvent pas le même sentiment d’urgence, du fait de la géographie mais également des menaces perçues comme directes ou plus lointaines, ou en raison des traditions militaires. Mais l’absence de coordination produit une fragmentation industrielle et opérationnelle. Les armées européennes utilisent aujourd’hui près de 180 systèmes d’armes différents, contre une trentaine aux États-Unis. Cette hétérogénéité augmente les coûts, complexifie la logistique – avec d’innombrables pièces détachées différentes et les compétences multiples qu’il est nécessaire d’entretenir – et, in fine, rend très délicate l’interopérabilité, c’est-à-dire la capacité des systèmes d’armes et donc des armées à travailler ensemble.
Achats d’équipements auprès d’acteurs extérieurs
La Pologne illustre les contradictions qu’engendrent les besoins immédiats de sécurité et l’incohérence stratégique. Ce grand pays, encore en avance sur l’Allemagne en matière de dépenses militaires, est devenu la locomotive militaire de l’Europe, au moins de l’Est, mais au prix d’une dépendance massive à des fournisseurs non européens.
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En août 2025, Varsovie a signé avec la Corée du Sud un contrat portant sur la livraison de 180 chars K2 Black Panther, pour environ 6,5 milliards de dollars, après un premier contrat d’également 180 chars en 2022 ; 61 chars seront assemblés localement sous licence. En parallèle, Varsovie achète à Séoul des obusiers K9 et des avions FA-50, mais n’oublie pas ses alliés américains en acquérant des chars Abrams.
La Pologne s’est donc tournée vers des fournisseurs capables de livrer rapidement des armes de qualité lui permettant une montée en puissance réelle. Ces avantages sont malheureusement accompagnés pour ce pays d’inconvénients réels. La Pologne dépend de la logistique étrangère, et la maintenance de matériels variés se complexifie tant en termes de pièces détachées que de compétences diverses sur des matériels différents.
Mais Varsovie n’est pas seule dans cette situation. Nous le savons déjà : via l’Otan, les États-Unis sont dominants dans la sécurité européenne. Leur parapluie nucléaire en est une forte illustration. De plus, les États-Unis sont, sur le plan industriel, le principal fournisseur des pays européens. Les avions F-35, expression de cette domination, sont désormais l’avion standard de plusieurs forces aériennes européennes. L’Allemagne a prévu 35 appareils, dont les premières livraisons interviendront en 2026, la Belgique en a commandé 34, la Pologne 32 et le Danemark 27, déjà en cours de réception. La Finlande a signé pour 64 exemplaires, livrés progressivement jusqu’en 2030, tandis que la Grèce prévoit jusqu’à 40 avions. La Norvège et les Pays-Bas ont chacun acquis 52 appareils, déjà pour la plupart opérationnels. L’Italie dispose d’environ 90 F-35, le Royaume-Uni en a prévu 138, dont une soixantaine déjà livrés. Enfin, la Suisse en a commandé 36 exemplaires, livrables à partir de 2027, et la République tchèque 24, dont les premières livraisons sont attendues vers 2031.
On le voit, de nombreux pays européens ont préféré privilégier la relation avec les États-Unis, quitte à acheter un système d’armes verrouillé. En effet, les F-35 lient leurs utilisateurs au réseau logistique américain en termes de maintenance, de formation et de mise à jour logicielle.
Cette dépendance technologique pose un problème stratégique majeur, a fortiori lorsque les États-Unis sont dirigés par une administration chaotique et imprévisible et dont l’engagement au sein de l’Otan semble plus que fragile : l’Europe ne contrôle ni ses codes sources, ni sa maintenance, ni ses calendriers d’évolution. En cas de crise transatlantique, cette vulnérabilité pourrait, en quelques semaines, dégrader très fortement les performances de sa flotte de F-35.
Ainsi, l’Europe, incapable de se détacher de la tutelle de Washington, achète sa sécurité en quelque sorte à crédit politique, sans garantie solide. Emmanuel Macron l’a souligné à la Sorbonne, en avril 2024 : « Le moment est venu pour l’Europe de devenir puissance. » Parole précieuse, mais sans grande portée tant que l’Europe se contente d’être une cliente, vulnérable aux intentions de Washington.
La dépendance vis-à-vis des États-Unis pourrait être pleinement justifiée si nous ne disposions pas de la base technique et industrielle pour posséder une véritable autonomie stratégique en matière de défense. La réalité est tout autre ; Airbus, Dassault, Thales, Leonardo, Safran, MBDA, Rheinmetall, Nexter sont autant de champions mondiaux. L’Europe dispose du savoir-faire en quantité, mais manque de coordination et de volonté politique.
Les programmes Scaf (Système de combat aérien du futur) et MGCS (char européen) symbolisent ces lenteurs. Le premier devait incarner l’avenir de la supériorité aérienne européenne. Pourtant, ce projet cumule retards et tensions entre industriels et États membres. Le second, censé succéder au Leopard 2 et au Leclerc, connaît également de grandes difficultés. L’incapacité des Européens à s’entendre profite de manière quasi automatique à leurs concurrents. Les prototypes de chars et de chasseurs des États-Unis et de la Corée du Sud pourraient être opérationnels autour des années 2030. Dans ce cadre, l’ironie est lourde : l’Europe risque de devenir acheteuse de technologies qu’elle aurait pu inventer.
L’UE tente de réagir en mettant sur pied le Fonds européen de défense (Fedef) et l’Agence européenne de défense (AED). Cependant, leurs moyens sont dérisoires (environ 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027) et ils sont dénués de véritable gouvernance politique et budgétaire.
Nous le comprenons, la question n’est pas industrielle. L’Europe a la base technique et industrielle. Le problème est politique : les pays européens acceptent-ils de partager entre eux leur souveraineté ? Ils en sont capables, le passé l’a montré, mais la situation géopolitique actuelle nous empêche de tergiverser plus longtemps.
L’autre question essentielle est relative aux États-Unis : l’Europe peut-elle, tout en restant leur alliée, s’affranchir, au moins partiellement, de leur tutelle ? Aucun pays n’apporte de réponse identique à cette question centrale.
Les conditions de la souveraineté militaire
Plusieurs axes s’imposent pour construire une industrie de défense européenne qui entraînera un esprit de défense européen : harmoniser les normes ; mutualiser les achats ; conditionner les contrats étrangers ; créer un « Buy European Act » (équivalent du Buy American Act, une loi américaine de 1933), qui obligerait l’Europe à privilégier les entreprises et produits fabriqués en Europe dans ses marchés publics, et notamment dans la défense ; renforcer le Fedef et élaborer une doctrine commune.
Compte tenu des rapports très différents que les pays entretiennent avec Washington, il est important de montrer à toutes les parties prenantes que ces mesures ne visent pas à se découpler des États-Unis, mais seulement à rééquilibrer la relation transatlantique. Une alliance forte repose sur des partenaires autonomes et libres.
Réarmer est nécessaire. Il ne s’agit pas seulement d’aider l’Ukraine, même si cette dimension demeure. Il s’agit de tenir à distance la Russie, dont on peut parier de la permanence de l’agressivité pendant des décennies.
Réarmer ne couvre pas tout le champ de la défense. Cette dernière engage aussi la diplomatie, la technologie, l’énergie, la résilience des sociétés. Or, malgré les appels et le début de certaines réalisations, l’Europe reste très dépendante en matière d’énergie (gaz américain), de semi-conducteurs (Taïwan et Corée du Sud), du numérique (Gafam)… Une entité politique sans souveraineté ne peut être une puissance. Une souveraineté militaire – ce qui constitue déjà un véritable défi – sans souveraineté industrielle, énergétique et numérique est une illusion.
Pour autant, le réarmement européen met fin à la naïveté stratégique née des années 1990 et, probablement, à l’opportunisme économique dégagé des contraintes de défense. Mais il ne sera durable que s’il s’accompagne d’un sursaut collectif. Un sursaut collectif qui impose de penser l’Europe non plus seulement comme un marché, mais également comme une source de puissance.
L’Europe est une puissance économique avec des moyens et des cerveaux. Elle peut acquérir une souveraineté en matière de défense tout en continuant de coopérer avec les États-Unis, à considérer désormais non plus comme des amis mais comme des alliés. Les États-Unis demeurent un partenaire essentiel, mais n’ont pas à mettre l’Europe sous tutelle. L’Europe-puissance que nous appelons de nos vœux aura pour conséquence de ne plus accepter ce type de relations.
L’Europe est riche et capable. Mais il lui manque la cohésion, la volonté d’agir et la compréhension de la notion de puissance. Elle réarme. Cette évolution est satisfaisante. Mais elle doit réarmer ensemble dans le cadre d’un projet, au risque, sinon, de demeurer un géant économique, sous parapluie américain, parapluie de plus en plus troué d’ailleurs.