Paris Match. En 1967, vous formez votre premier groupe et décidez de l’appeler Les Roche Martin. Pourquoi ce nom… inattendu ?

Véronique Sanson. On a simplement ouvert l’annuaire et constaté qu’il y avait des milliers de Roche et autant de Martin. On s’est dit que, forcément, ces gens achèteraient nos disques. [Elle rit.]

François Bernheim. On était fans des groupes de l’époque, comme The Mamas and the Papas, Peter, Paul and Mary ou les Beatles.

Deux garçons pleins d’avenir : Claude-­Michel Schönberg et Michel Berger…

Comment êtes-vous passés du salon, où tout a commencé, au studio ?

Véronique. François jouait de la guitare et composait une chanson par jour. Elles étaient si drôles, tendres et jolies… Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi prolifique ! On a commencé à chanter ensemble, à créer des voix et des harmonies. On ne voulait faire que ça.

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François. Un jour, Colette, la maman de Violaine et Véro, nous a demandé de jouer devant ses copines. Après un tonnerre ­d’applaudissements, un homme qu’on n’avait pas vu s’est levé et a dit : “Je peux vous voir demain dans mon bureau ?” C’était Alain de Ricou, le directeur des éditions Pathé-Marconi. Il nous a présenté deux garçons pleins d’avenir : Michel Berger et Claude-­Michel Schönberg.

Mais l’aventure musicale a finalement tourné court. Que s’est-il passé ?

François. J’ai un peu cassé le jouet ! J’adorais être avec les filles mais je m’entendais mal avec un de nos deux directeurs artistiques. Il nous proposait une chanson épouvantable qui s’appelait “J’ai des fleurs dans les cheveux”, il fallait ressembler aux hippies… On s’est engueulé. Violaine m’a suivi.

Violaine. C’est dommage car le disque était vraiment formidable. Il était déjà enregistré, gravé, on avait même la photo de couverture.

François. Je ne m’entendais pas avec ce mec alors que tout allait très bien avec Michel Berger. J’étais même un peu jaloux. Je n’étais pas pianiste, alors ça m’irritait complètement de voir Michel faire des renversements d’accords. Je me disais : “Mais putain, il fait quoi là ?” Il était en avance sur pas mal de choses. Ce n’est pas un hasard si ses chansons sont restées.

Dans la cuisine de l’appartement où les sœurs ont grandi, un groupe aussi soudé qu’une brigade.

Dans la cuisine de l’appartement où les sœurs ont grandi, un groupe aussi soudé qu’une brigade.

Paris Match
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© Alexandre ISARD

Vous connaissiez déjà Michel Berger avant cela ?

Véronique. Notre père était le cavalier de sa mère dans des rallyes.

Violaine. On l’avait rencontré petit, à des goûters d’enfants. On a grandi sans se revoir. C’est Véro et Michel qui se sont rappelé qu’on se connaissait.

« Les Roche Martin sont morts à partir du moment où Michel et Véro sont tombés amoureux l’un de l’autre »
François

Quel souvenir vous vient quand vous pensez à lui ?

Véronique. C’est juste un grand vide. Ad vitam aeternam. J’ai appris tellement de choses avec lui, qu’on a échangées comme une osmose de liquides. On se mélangeait, on voulait s’admirer. À cette époque, j’étais moi aussi très prolifique. Alors on se challengeait. J’ai beaucoup composé à ce moment-là. Mais ce qui reste, c’est sa musique et surtout son immense amour.

François. Les Roche Martin sont morts à partir du moment où Michel et Véro sont tombés amoureux l’un de l’autre, il faut bien le dire.

Véronique. Ce n’est pas mort, regarde, on existe encore !

Les Roche Martin (Warner).

Les Roche Martin (Warner).

© DR

On est alors à la veille de Mai 1968. Vous aussi vous lanciez des pavés dans les rues de Paris ?

François. Le soir de l’incendie de la Bourse, j’étais chez les Sanson, pour un dîner avec des gens de l’entourage du général de Gaulle. La télé diffusait les images en direct. J’ai prétexté un rendez-vous et je suis parti à la Bourse. J’avais envie de me frotter un petit peu à ce qui arrivait…

Véronique. Alors que moi, je n’avais pas envie de me frotter à quoi que ce soit. J’étais pour la liberté d’expression, pour la liberté sexuelle. La liberté tout court. J’admirais de Gaulle, mais il faut avouer qu’il muselait beaucoup de gens. Il fallait secouer un peu le cocotier ! Je ne sais pas si les planètes étaient alignées… Mais il s’est passé quelque chose dans tous les pays.

Violaine. C’est vrai que nous, on est restés un peu assis sur notre derrière, quand même.

Véronique. À cause de papa ! Il nous expliquait pourquoi ce n’était pas bien d’aller lancer des pavés. Michel, c’était tout le contraire. Il n’était pas du tout violent mais il disait qu’il fallait se rebeller. Moi, à l’époque, je ne comprenais pas très bien contre qui.

De retour sur scène pour quelques chansons à l’occasion d’un concert de François au Sentier des Halles, à Paris, en 2011.

De retour sur scène pour quelques chansons à l’occasion d’un concert de François au Sentier des Halles, à Paris, en 2011.

© DR

De quoi rêviez-vous quand vous étiez jeunes ?

Violaine. Je voulais remplacer le commissaire au Plan et décider que l’avenir économique de la France pourrait se faire grâce à ma brillante carrière de publicitaire en faisant croître la production de charbon, d’acier. J’étais ­complètement tarée !

François. Moi je voulais être Paul Anka ou Paul McCartney. C’est d’un banal…

Véronique. Je rêvais d’être princesse. J’avais envie de ne rien foutre. Je me disais : “Tout ce qui est facile, je le ferai. Tout ce qui est difficile, non.” Je me suis bien trompée… Ce que j’ai fait n’est ni facile, ni difficile, c’est un no man’s land. J’étais folle de musique depuis petite. Je voulais en faire, comme les Beatles. Mon père voyageait beaucoup et me rapportait toujours des ­30-centimètres. S’il rentrait du Pérou, j’écoutais de la musique péruvienne.

« Je suppose qu’on n’a jamais demandé à Véro de faire un album pour atteindre un chiffre d’affaires… »
François

Qu’est-ce qui était différent à vos débuts ?

François. La chanson française a explosé dans les années 1970. Une période musicalement saine que je suis très content d’avoir vécue.

Véronique. Ça a été des années de création incroyables. Aujourd’hui, je suis consternée par ce que j’entends.

Violaine. On est dans une société de consommation rapide. Si quelqu’un fait quelque chose de génial, il faut vite en trouver un autre…

François. Je suppose qu’on n’a jamais demandé à Véro de faire un album pour atteindre un chiffre d’affaires…

Véronique. Jamais !

« Maman m’a dit : “C’est ton bébé. Il faudra que tu t’en occupes.” Et c’est toujours mon bébé. »
Violaine

Vos parents étaient résistants. Ils vous ont nommées ­Violaine et Véronique, des prénoms qui commencent par le V de la victoire. Que vous ont-ils dit de cette époque ?

Violaine. Maman ne racontait jamais rien de dramatique et c’était toujours romanesque. Et papa se taisait. Tous les deux ont été internés, enfermés en prison et dans des camps. La seule fois où j’ai entendu papa parler de cette période avec émotion, il a dit : “Quand, dans la cour de la prison, on voyait quelqu’un manger les fils de haricots verts des gardiens, on savait que le lendemain il serait mort.” C’est une phrase que je n’oublierai jamais.

François. Ce sont des histoires importantes. J’ai retrouvé très récemment une carte de résistance de mon père. Il avait pris le nom de René Vineau : sur la table, devant lui, se trouvaient du vin et de l’eau.

Violaine. Moi aussi j’ai retrouvé les faux papiers de papa et maman. Mon père s’appelait René Sergent et maman, Lucie Sinclair.

Violaine, comment avez-vous vécu la naissance de ­Véronique ?

Violaine. Maman savait que quand un enfant venait agrandir la famille, le premier devenait insup­portable. Elle a été maligne. Elle m’a dit : “C’est ton bébé. Il faudra que tu t’en occupes.” Et c’est toujours mon bébé.

Inséparables… Après une carrière dans la publicité, Violaine est devenue la manager de sa petite sœur.

Inséparables… Après une carrière dans la publicité, Violaine est devenue la manager de sa petite sœur.

Paris Match
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© Alexandre ISARD

Vous êtes même devenue sa manager…

Violaine. J’ai découvert que Véronique se faisait piller par deux personnes de son entourage en qui elle avait énormément confiance. J’ai viré des gens. Et, comme je n’allais pas redonner la clef du coffre à une nouvelle équipe, je me suis mise à superviser un peu les choses.

Véronique. C’est mortel ce que maman a fait à Violaine. De l’avoir autant responsabilisée en lui disant : “C’est ta petite sœur, c’est ton bébé, il faut la protéger.”

Violaine. Quand il y avait des invités, je me mettais devant la porte de la chambre et je disais : “Non, le bébé dort.” On a vécu dans la même chambre jusqu’au jour de nos mariages. Je me suis mariée en décembre 1972, elle, trois mois plus tard. Puis elle a eu son garçon, Christopher. Et j’ai eu le mien, Julien, trois mois plus tard.

Quand Véronique a emménagé aux États-Unis après son mariage avec Stephen Stills, êtes-vous restées proches malgré la distance ?

Violaine. On s’appelait depuis des téléphones fixes. Ça me coûtait un mois de salaire ! Et comme avec Véro on reste une heure au téléphone… Alors on s’écrivait des lettres. J’en ai retrouvé de magnifiques.

« Ma soeur est arrivée avec une musique que l’on n’avait jamais entendue »
Violaine

Les chansons de Véronique vous ont-elles permis de la connaître plus encore ?

Violaine. Elles m’ont permis de comprendre à quel point elle était capable d’expliquer ce qu’elle ressentait.

François. Moi j’ai vite compris qu’elle était ailleurs.

Violaine. Quand son premier album est sorti, je conduisais des motos pour Kawasaki. Je passais à la télé, j’avais même fait la couverture de “L’Humanité”. Le rédacteur en chef de “Moto Revue” était aussi celui de “Rock & Folk”. À la fin d’une interview, je lui ai dit : “Il faut que vous écoutiez l’album de ma petite sœur. Vous n’allez pas en revenir, c’est une révolution.” Évidemment, le mec n’a rien fait. Un an après, ça a commencé à marcher pour Véro et il m’a rappelée en me disant : “Je n’arrive pas à avoir une interview de ta sœur…”

Véronique. Bien fait pour lui ! [Elle chante.]

Violaine. C’est énorme ce que Véro a fait. Il y avait Françoise Hardy, Barbara… Elle est arrivée avec une musique que l’on n’avait jamais entendue. Ses paroles bouleversantes étaient d’une finesse incroyable.

Comment aimeriez-vous qu’on se souvienne de vous ?

François. J’aimerais avoir une rue à mon nom, à Asnières. La réputation de la ville a fait un bond dans l’esprit des gens grâce aux Poppys, un groupe de musique que j’ai créé.

Violaine. Moi on s’en fiche un peu…

Véronique. Elle, pour se démolir elle-même, elle n’a pas son pareil !

Violaine. Alors, comme quelqu’un qui a fait ce qu’il fallait.

Véronique. C’est mieux !

« Je ne suis pas fière de mon pays. Les hommes politiques n’ont plus d’idéaux »
Véronique

Quel regard portez-vous sur la France d’aujourd’hui ?

Véronique. Je ne suis pas fière de mon pays. Les hommes politiques n’ont plus d’idéaux. Notre président est un être totalement désincarné. Il ne connaît ni la souffrance ni la détresse des gens.

Violaine. On est dans un mouvement mondial qui peut faire penser à celui de Mai 1968, bien que ça ne soit pas tout à fait pareil.

Véronique. Il faut peut-être que ça soit plus violent.

Violaine. Regarde ce qui se passe aux États-Unis : on assassine ­Charlie Kirk, ce qui ne me fait aucune peine. Mais on ne tue pas les gens pour leurs opinions, même si ce sont des enfoirés. On est arrivé à un niveau de violence exacerbée par les fake news et les réseaux sociaux… Les sociétés sont totalement clivées.

François. Pourtant, il y a de l’enthousiasme. Quand j’assiste à un concert de Véronique, on est bouleversé par l’adhésion du public. Il ne demande qu’à rire et être ému.