En cas de crue majeure, la vulnérabilité du territoire francilien ne se limiterait pas à l’importance des dégâts dans les zones directement inondées, ni au coût des dommages. Face à une telle crue, la sécurité des personnes constitue un enjeu, et l’importance des populations potentiellement exposées renvoie directement aux problématiques et enjeux de la gestion de crise. La lente montée des eaux, de 50 cm à un mètre par jour, qui caractérise les inondations de la Seine, de la Marne ou de l’Oise et l’existence d’un système de prévision des crues à l’échelle du bassin permettent de réduire fortement le danger « immédiat » pour la sécurité des personnes : populations résidentes, travailleurs, personnes résidentes dans des établissements sensibles (EHPAD, établissements de santé…). Contrairement aux crues torrentielles, les questions de mise en sécurité, d’évacuation rapide face à la montée des eaux pour réduire le risque de mortalité ou d’accident apparaissent comme moins prioritaires. En revanche, les concentrations et les fortes densités de population sur certains secteurs très urbanisés posent de nombreuses questions en termes de capacité de réponse organisationnelle. L’évacuation de plusieurs dizaines voire centaines de milliers de personnes suppose en effet une préparation sur les moyens de transport disponibles, sur les conditions et les capacités d’hébergement provisoire, sur les priorités de sauvegarde des populations les plus fragiles… À l’inverse, le maintien des habitants dans leur logement, pendant plusieurs jours ou semaines, soulève de nombreuses questions : accessibilité, conditions de vie fortement dégradées (absence d’électricité, de chauffage, d’assainissement…), satisfaction des besoins vitaux (alimentation, eau potable…), mais aussi réponse aux exigences de leur santé et de leur sécurité.
Des équipements stratégiques en première ligne
Dans le cas d’une crue majeure, de nombreux équipements et réseaux d’importance vitale localisés en bordure de la Seine, de la Marne ou de l’Oise… seraient impactés, directement ou indirectement : postes sources électriques, usines de production d’eau potable, installations de traitement des déchets ou des eaux usées, stockages d’hydrocarbures, data centers… L’arrêt comme le dysfonctionnement de ces installations compliqueraient encore davantage les conditions de vie et d’approvisionnement de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’habitants supplémentaires. Ils fragiliseraient aussi la continuité d’activité des services publics de proximité (établissements de santé ou sociaux) essentiels pour soutenir les populations en période de crise, ainsi que la poursuite des activités économiques.
Ces dimensions de la gestion de crise qui relève le plus souvent de compétences communales restent largement sous-estimées et insuffisamment anticipées au niveau local. Dans un contexte où l’assistance aux territoires serait nécessairement fractionnée, il est essentiel d’évaluer non seulement le nombre et la part de la population exposée dans chaque territoire, mais aussi le niveau d’exposition aux aléas afin de dimensionner au mieux les moyens à déployer.
La dimension de l’évènement « crue d’occurrence centennale » à l’échelle du bassin de la Seine représenterait évidemment un facteur fortement aggravant. Comme l’ont révélé les inondations de juin 2016 (vallées du Loing et de la Seine) ou de janvier 2018 (vallées de la Marne et de la Seine), et même si elle est parfois difficile, la sauvegarde de la population pour un évènement impactant quelques dizaines ou centaines de logements ne se traduit pas par des problèmes insurmontables. Mais la multiplication des enjeux, à l’échelle d’une agglomération de 10 millions d’habitants, complique considérablement la gestion de crise. En impactant également les régions en amont et en aval de l’Île-de-France, avec localement des enjeux très importants (Troyes, Rouen, Le Havre…), un tel évènement appellerait une réponse nationale, voire européenne, et mobiliserait les services et les moyens de secours sur une très longue période.
Anticiper à l’échelle régionale comme au niveau local, une nécessité
L’évacuation massive des populations exposées – qu’elle relève d’une initiative individuelle (auto-évacuation) ou de consignes (recommandations ou ordres) données par les autorités – apparaît comme l’un des aspects les plus complexes, mais aussi les plus traumatisants d’une inondation majeure dans l’agglomération parisienne. Perte de repères quotidiens, déplacements forcés, déstructuration du tissu économique : autant d’effets qui rendent ce processus particulièrement difficile à vivre. Elle représente un volet crucial de la gestion de crise. Définir une stratégie adaptée, organiser les moyens d’action, anticiper l’évacuation et l’hébergement provisoire des résidents, mesurer l’impact sur les services de secours… constitue autant de défis qu’il convient d’appréhender et d’anticiper, à la fois à l’échelle zonale et à celle, plus locale, des communes et des intercommunalités qui devront accompagner cette gestion de crise. À ce titre, la situation de l’Île-de-France est exceptionnelle compte tenu du double facteur aggravant que constituent le nombre de personnes potentiellement exposées et la durée de la crue qui pourrait s’étaler sur plusieurs semaines.
L’estimation des effectifs de population à prendre en charge et leur répartition territoriale, selon différents scénarios de crue, représentent une étape indispensable à la définition et à la planification des stratégies d’intervention. Dans le cadre de la mise à jour 2023 des travaux de préparation des réponses face à une crue majeure (Disposition Spécifique ORSEC zonale), le bureau planification du Secrétariat général de la zone de défense et de sécurité de Paris (SGZDS) de la préfecture de police a formalisé les conditions pouvant conduire à la décision d’évacuer des populations ou de les maintenir dans leur logement dans des conditions de vie dégradées. Ces décisions reposent sur différents critères : typologie de l’habitat, niveau d’aléa, quartier isolé rendu inaccessible par la montée des eaux, dysfonctionnement de réseaux urbains… afin d’anticiper au mieux la gestion de crise1.
La typologie des lieux de résidence (logement individuel ou collectif) permet de mieux caractériser l’exposition et la vulnérabilité de la population, notamment pour dimensionner les capacités d’hébergement provisoire, organiser l’évacuation massive et anticiper les besoins en alimentation de secours. Dans un logement individuel – ou en appartement en rez-de-chaussée d’un immeuble collectif – l’évacuation est presque systématique. L’enjeu principal porte alors sur l’évacuation prioritaire et la recherche de solutions d’hébergement d’urgence face à l’incapacité à rester dans un logement entièrement inondé. En revanche, pour les logements situés en étages hauts des immeubles collectifs et en zones d’aléas modérés (temps de submersion de quelques jours), l’évacuation peut être considérée comme moins prioritaire, dès lors que des possibilités d’accès aux immeubles restent maintenues. La hauteur d’eau sur la voirie constitue d’ailleurs un facteur clé : une submersion supérieure à 50 cm rend difficilement praticable l’accès aux immeubles, notamment par les véhicules de secours aux personnes.
Les infrastructures essentielles : le talon d’Achille de la gestion de crise
La dépendance énergétique constitue la première source de vulnérabilité des systèmes urbains et un maillon essentiel dans la chaîne de l’amplification des dommages. À l’échelle locale, vis-à-vis notamment de la santé et de la sécurité des personnes, la perte de réseau électrique mais aussi des autres réseaux qui en dépendent directement (alimentation en eau potable, assainissement, télécommunications) pose de nombreuses questions en termes de capacité de maintien des populations dans leur logement pendant plusieurs jours. L’absence d’électricité peut aussi entraîner des conséquences plus sensibles dans certains tissus et typologies d’habitat. Ainsi, les conditions de vie dans les immeubles collectifs hauts (quatre étages et plus), qui composent une très grande part du parc de logements exposés, pourraient s’avérer complexes, en particulier pour certaines catégories de population (personnes âgées, familles avec jeunes enfants…) en l’absence, par exemple, de systèmes d’ascenseur ou d’éclairage fonctionnels dans les parties communes. Les risques qui pèsent sur d’autres réseaux d’importance vitale comme l’alimentation en eau potable, l’assainissement des eaux usées, la distribution du gaz… sont aussi de nature à fortement complexifier la gestion de crise, entraînant des dégradations très importantes des conditions de vie pour les populations concernées. Autant d’éléments qui interrogent sur les capacités à les maintenir durablement dans leur logement.
Selon ces différents critères, les bâtiments résidentiels et les populations exposées peuvent se répartir en trois groupes, chacun pouvant donner lieu à des recommandations spécifiques en matière d’évacuation :
- Groupe 1 : populations potentiellement soumises à un ordre d’évacuation compte tenu des hauteurs de submersion impactant les bâtiments ou du caractère ne permettant pas d’assurer la sécurité des personnes. Cet ordre d’évacuation a une valeur impérative concernant les immeubles de grande hauteur (IGH), qui font l’objet d’une réglementation spécifique (cf. encadré). Pour les autres bâtiments résidentiels, les autorités ne peuvent émettre qu’une recommandation d’évacuation. Ce principe d’évacuation « obligatoire » doit s’accompagner de diverses mesures : une communication à l’ensemble de la population destinée à l’inciter à partir avec un préavis de 48 heures, pour lui laisser le temps de prendre les dispositions nécessaires ; une évacuation assistée des populations non autonomes avec la mise à disposition de transports en commun, mais aussi de moyens spécialisés pour certaines personnes fragiles.
- Groupe 2 : populations vivant dans des immeubles impactés par des hauteurs d’eau inférieures à 50 cm et/ou la perte des réseaux électriques et des dysfonctionnements importants des réseaux d’assainissement, l’évacuation sera recommandée.
- Groupe 3 : populations qui peuvent être maintenues dans leur logement, mais dans des zones de vie dégradées au regard notamment de la perte d’alimentation en eau potable en qualité ou en quantité. Ce maintien sur place d’une partie de la population résidente suppose cependant des moyens pour assurer le ravitaillement et la sécurité des personnes dans un contexte difficile (absence d’eau courante, d’électricité, de chauffage…). Il implique aussi, au vu de ce contexte, l’évacuation des populations les plus fragiles, à l’instar des populations hospitalisées à domicile qui nécessitent un suivi quotidien par le personnel de santé et des équipements de soins électriques.
Populations à évacuer : une prise en charge considérable selon les territoires et les scénarios
L’évacuation massive des populations nécessiterait des moyens considérables pour assurer le déplacement des personnes, leur hébergement provisoire et la sécurisation des biens. Elle constitue l’une des étapes les plus difficiles à maîtriser par les autorités (État, collectivités locales) du point de vue des responsabilités, des moyens à mettre en œuvre, des effectifs à prendre en charge. Les travaux menés dans le cadre d’une étude associant L’Institut Paris Region aux services de l’État (DRIEAT, SGZDS) (cf. encadré) offrent une lecture fine de l’exposition des territoires franciliens, mettant en évidence des effets de seuil importants selon les différents scénarios de crue.
À l’échelle régionale, pour les scénarios de crues fréquentes2 (occurrence décennale à trentennale), les estimations révèlent des volumes de population à évacuer (groupe 1) très faibles, de l’ordre de quelques centaines à quelques milliers d’habitants. Les logements exposés sont essentiellement des maisons individuelles localisées en bordure des cours d’eau, réparties dans les départements de la grande couronne, dans des communes rurales. L’absence d’impact sur les réseaux de fonctionnement urbain, électriques notamment, se traduit également, pour le groupe 2, par des volumes de population très faibles (recommandation d’évacuation).
En impactant des secteurs plus urbains et des zones d’habitat plus diversifiées (habitat individuel mais aussi immeubles collectifs qui deviennent majoritaires…), les estimations de population à évacuer (groupe 1) franchissent un premier seuil à partir d’un scénario de crue d’occurrence cinquantennale (R0.8) légèrement inférieur au niveau de la crue de 1955, avec un peu plus de 100 000 personnes. Les populations concernées restent essentiellement localisées sur les communes des territoires de la grande couronne et des franges de l’agglomération centrale. L’impact des fragilités de réseaux se fait en revanche nettement ressentir avec plus de 550 000 habitants pour le groupe 2.
Dans le scénario suivant (R0.9), légèrement supérieur à la crue de 1924, l’exposition évolue beaucoup plus significativement, avec une multiplication par trois de la population à évacuer (325 000 personnes) et par 1,4 de la population du groupe 2 (800 000 personnes). L’impact est particulièrement significatif dans le cœur d’agglomération où le niveau des protections existantes – les digues et murettes anti-crue le long de la Seine et de la Marne – est largement dépassé.
Les enjeux deviennent extrêmement élevés en cas de crue atteignant le niveau historique de celle de 1910 à Paris (crue d’occurrence centennale). Au-delà de son extension et des hauteurs d’eau de submersion (supérieures à un mètre, voire deux mètres), cet évènement s’était distingué par sa durée : de nombreuses communes et quartiers étaient restés sous les eaux pendant plusieurs semaines, conséquence directe de 10 jours de montée des eaux et 35 jours de lente décrue. Dans ce scénario, ce sont près de 635 000 personnes qui sont recensées pour le groupe 1 et 990 000 supplémentaires qui sont localisées dans des zones d’évacuation recommandée. La vallée de la Seine concentre plus de 77 % des enjeux de population à évacuer (490 000), la vallée de la Marne plus de 21 % (136 000), les vallées de l’Oise et du Loing moins de 2 % (10 000 personnes). Au total, près de 80 communes comptent plus d’un millier de personnes en groupe 1. Dans ce scénario, si les arrondissements du centre de Paris sont encore théoriquement préservés par les protections existantes, les arrondissements périphériques sont plus impactés. Mais l’impact majeur s’exerce dans les communes très densément peuplées en amont dans le Val-de-Marne et en aval dans les Hauts-de-Seine fortement exposés aux zones inondables. Le 15e arrondissement de Paris, Alfortville, Créteil et Ivry-sur-Seine dans le Val-de-Marne, Colombes dans les Hauts-de-Seine, Chelles en Seine-et-Marne comptent chacune plus de 20 000 habitants répondant aux critères d’évacuation obligatoire. À l’exception de la commune de Chelles, en Seine-et-Marne, les 15 premières communes impactées en termes de populations s’inscrivent toutes dans le cœur de l’agglomération parisienne. Avec 323 000 habitants, ces 15 premières communes concentrent plus de la moitié de la population totale potentiellement à évacuer (groupe 1) en Île-de-France et près de 30 % (322 000 habitants) de la population en zone d’évacuation recommandée. Ces 645 000 habitants représentent également plus de la moitié de la population totale de ces communes. À l’échelle locale, la vulnérabilité de certaines municipalités est particulièrement critique. Alfortville, dont le territoire est en quasi-totalité exposé au risque d’inondation de la Seine et de la Marne, Villeneuve-la-Garenne, où plusieurs quartiers peuvent se retrouver isolés par la montée des eaux ou encore L’Île-Saint-Denis comptent plus de 95 % de leur population en situation théorique d’évacuation obligatoire ou recommandée.
Pour le scénario maximal étudié, supérieur de 15 % au débit de la crue de 1910 et qui voit une part importante du système de protection des digues et murettes parisiennes également submergé, la situation est encore aggravée avec 387 000 personnes supplémentaires dans le groupe 1 pour atteindre 1 022 000 habitants et 1 233 000 pour le groupe 2 (+243 000), avec d’importantes augmentations des enjeux humains à Paris et dans les Hauts-de-Seine.
Au-delà des chiffres de populations résidentes potentiellement impactées, d’autres enjeux plus particuliers, relatifs aux populations non autonomes pour des raisons de mobilité physique (personnes âgées et/ou handicapées vivant à domicile), aux personnes fragiles ou dépendantes médicalement d’installations électriques (aides à la respiration, dialyse…) sont aussi à considérer. Les populations les plus fragilisées socialement et économiquement peuvent également nécessiter des mesures d’accompagnement spécifiques. L’intervention des secours, le déplacement des personnes et le retour à la normale peuvent en effet être compliqués par des barrières culturelles ou linguistiques.