Transposer un atelier d’artiste dans un musée n’est pas un geste anodin, autant par son ambition matérielle que narrative. Les ateliers de Francis Bacon, Alberto Giacometti et Constantin Brancusi, trois hommes artistes modernes, sont de rares exemples d’une forme de muséification de la création. Visites.

Au sol, des feuilles de papier journal froissées, des pots de peinture vides, des linges souillés, des dizaines de revues, un catalogue Vélasquez ouvert sur le ventre, le portrait photo d’un jeune bellâtre, les pages d’un carnet collées d’images de lésions dermatologiques. Le plafond, lambrissé de bois et percé d’un vasistas d’où coule une lumière zénithale, est taché de giclées de peinture que l’on retrouve jusque sur la porte d’entrée de la pièce, qui mesure à peine vingt mètres carrés. Des pinceaux par centaines, une dizaine de toiles, des chevalets, des photographies, un miroir rond, lui aussi recouvert de peinture. Nous sommes dans l’atelier de Francis Bacon (1909-1992), tel qu’il y travailla, au 7 Reece Mews à Londres, pendant 30 ans. Mais nous ne sommes pas à Londres. Nous sommes à Dublin, en Irlande, où le peintre est né et ne vécut que quelques années. Plus précisément à la Hugh Lane Gallery, musée municipal inauguré dans la néoclassique Charlemont House en 1933. De 1998 à 2001, l’atelier londonien de Francis Bacon y a été entièrement transposé, traversant les quelque 460 kilomètres (à vol d’oiseau) qui séparent les deux capitales. À l’initiative de ce projet inédit et hors norme, Barbara Dawson, directrice du musée depuis 1991, se souvient : « Nous avons transposé jusqu’à la poussière du studio… Il n’y avait pas de précédent, nous n’avions pas de modèle. » 

Ailleurs dans le monde, de très nombreux ateliers d’artistes, plus ou moins gardés dans leur jus, ont ouvert au public après la mort de leur occupant : Casa Azul de Frida Kahlo à Coyoacán, au Mexique, maison-atelier de Louise Bourgeois à New York, maison-atelier d’Henry Moore dans le Hertfordshire, appartement de Carol Rama à Turin… En France, les ateliers-musées sont un vrai enjeu patrimonial : château de Rosa Bonheur à Thomery, musées Bourdelle, Zadkine, Delacroix et Gustave Moreau à Paris, musée Rodin à Meudon, villa Hartung-Bergman à Antibes, maison de Claude Monet à Giverny, atelier-appartement de Suzanne Valadon devenu musée de Montmartre, atelier Chana Orloff à Montparnasse… Comme le montre également la vogue des biopics d’artistes au cinéma, la représentation plus ou moins réaliste de la création captive le public. 

En 2017, la Tate Modern de Londres choisissait de recourir à la réalité virtuelle pour reconstituer le dernier atelier parisien qu’occupa Modigliani en 1919-1920, rue de la Grande-Chaumière. Réalisé à partir des objets repérés dans les dernières œuvres de l’artiste (y compris une boîte de sardines et un paquet de cigarettes), le résultat aboutissait à une artificialité apportant peu à la compréhension du travail. À ce titre, on peut constater que la VR ne surpasse toujours pas la peinture elle-même : bien que Gustave Courbet ait lui-même qualifié son tableau de six mètres de large d’« allégorie réelle » et qu’il comporte de nombreux éléments imaginaires et anachroniques, L’Atelier du peintre (1854-1855) présente, par son caractère vivant, un plus grand réalisme. On se souvient d’ailleurs de l’effet saisissant que produisait sa restauration dans les salles du musée d’Orsay, en 2014-2015, alors que l’œuvre était visible dans une pièce vitrée où s’activait une équipe de restauratrices : l’atelier de l’atelier…

Bac…