Si tant de cathédrales ont été édifiées en France entre le XIe et le XIVe siècle, c’est en grande partie parce que l’Église veut alors pour affirmer son pouvoir, explique Philippe Plagnieux. Le professeur d’histoire de l’art du Moyen Âge à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’École nationale des chartes, spécialisé dans les arts monumentaux à l’époque gothique, revient sur l’histoire de ces chantiers démesurés.
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Comment expliquer la folie de construction de cathédrales et d’édifices religieux de la fin du XIe siècle au début du XIVe ?
C’est effectivement une « rage de bâtir ». Il y a plusieurs raisons. Dès la fin du Xe siècle, alors que la future réforme grégorienne du pape Grégoire VII est déjà en marche, les églises ne correspondent plus à la liturgie. L’Église s’affirme contre le pouvoir laïc. Elle orchestre le pouvoir artistique pour montrer sa puissance et son indépendance. Arrive, à la fin du XIIe siècle, une explosion économique, un formidable essor urbain avec le commerce et l’artisanat. Les villes remodèlent la société. On voit émerger une classe nouvelle de bourgeois. D’autre part, les invasions vikings du IXe et du Xe siècles ont laissé de nombreuses ruines.

Philippe Plagnieux, professeur d’histoire de l’art médiéval. Archives Ouest-France
En quoi la réforme grégorienne influence-t-elle l’architecture ?
Cela eut une grande importance sur l’histoire de l’art. L’art roman est un art dirigé, il fournit à l’Église un moyen d’expression dont elle sut parfaitement jouer. Afin de bien distinguer ce qui ressort du monde du présent, le quotidien terrestre détenu par le pouvoir politique et civil, et le monde de l’Église, il fallait établir la sacralité de l’église, reflet de la Jérusalem céleste. Il s’agit de soustraire le spirituel au temporel.
Les choses changent vers 1200. Les laïcs ont davantage de place. Les évêques leur ouvrent la nef qui était auparavant réservée aux chanoines. Les transepts s’agrandissent, on aménage des bas-côtés, des chapelles rayonnantes autour du chœur…
Qui commande les travaux ? Et qui paie ?
Souvent, c’est l’évêque. Il finance avec sa fortune personnelle, avec les revenus fonciers de la cathédrale (terres, forêts…) et des droits propres à l’Église (dîme, droits seigneuriaux…). À la fin du Moyen Âge, le chapitre des chanoines a aussi son mot à dire. En Normandie, la conquête de l’Angleterre a boosté la construction… Les évêques sollicitent également les seigneurs et les corporations pour qu’ils donnent du bois, de la pierre, des numéraires…
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Les architectes ont-ils une vision d’ensemble du chantier ?
Oui. C’est une idée un peu romantique de croire qu’on lance des fondations sans savoir exactement ce qu’on va construire. On a bien sûr un projet complet avec un plan. Sur un chantier, il y a la loge des tailleurs de pierres. Il y a également la chambre au trait, c’est-à-dire le bureau de l’architecte où il fait ses dessins. Ce projet peut s’amender au fil du temps, suivre la mode architecturale.
Le plan respecte des codes de construction…
Il y a des systèmes de proportions que maîtrisent très bien les architectes et les artisans. On sait que si on a telle longueur, il vaut mieux mettre telle hauteur. On retrouve toujours ces rapports entre longueur, largeur et hauteur… À peu de chose près.

Grande différence entre l’époque romane et l’époque gothique : des voûtes de pierre remplacent les charpentes en bois, ici à Bayeux. Il s’agit de lutter contre les risques d’incendie, ainsi que d’affirmer la puissance de la pierre. Stéphane Geufroi / Archives Ouest-France
Combien de temps durent les chantiers ?
Cela dépend des moyens. Notre-Dame de Paris est édifiée en quarante ans ; Chartres en à peine trente ans… Certains chantiers comptent trois tailleurs de pierre, d’autres en ont une quinzaine… Un tailleur de pierre, c’est toute une équipe. Le tailleur peut avoir un ou deux apprentis, un valet…
Dans la période romane, on retrouve des secrets de construction…
On n’avait pas forcément perdu de techniques. L’art roman est héritier de l’art romain et du très haut Moyen Âge. On réinvente une architecture. On repense le monument : la façade est sacralisée pour en faire une Jérusalem céleste avec des tours et des flèches. On voûte le plafond des nefs pour remplacer la charpente en bois par de la pierre. Avec le gothique, apparaît l’arc brisé.
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Comment sont organisés les métiers de la pierre ?
On distingue, le carrier, celui qui débite les blocs dans les carrières ; le tailleur, et le maçon, qui prépare le mortier et qui monte les pierres. Le tailleur de pierre, c’est le métier le plus noble du chantier. Souvent, les architectes sont d’anciens tailleurs de pierres.
Où sont taillées les pierres ? Dans la carrière ? Sur le chantier ?
Ce qui coûte le plus cher, c’est le transport. Plus on normalise le format des pierres dans les carrières, moins il y aura de poids morts à transporter. Mais, tout de même, la plupart des tailles se font au pied du chantier.
Il y a une grande normalisation des blocs taillés ?
C’est l’un des savoir-faire de l’architecte ! Dessiner les profils des pierres, des colonnettes, des moulures, des arcs… Il donne ces gabarits aux charpentiers qui les taillent dans des planchettes qui servent, ensuite, aux tailleurs de pierre.

Le portail des Libraires de la cathédrale Notre-Dame de Rouen (Seine-Maritime).? Jean-Yves DESFOUX / Archives OUEST-FRANCE
Quels sont les autres métiers présents sur les chantiers ?
Les charpentiers pour les charpentes, les gabarits, les échafaudages, les cintres pour les voûtes… Les porteurs d’eau pour le mortier ; les maîtres-verriers pour les vitraux ; les forgerons pour aiguiser les outils de taille de pierre…
On utilise beaucoup de fer dans les cathédrales ?
Oui. Pour l’armature des vitraux qui est scellée dans la maçonnerie dès la construction ; pour les agrafes qui tiennent des pierres ou les tirants métalliques qui maintiennent l’ensemble de la construction.
Quels sont les outils ?
L’époque marque le retour du « taillant droit », une sorte de hache à deux lames droites qui existait dans l’Antiquité. On l’utilise pour la pierre calcaire, comme pour le granit, en Bretagne.
Pour les levages ?
On a des systèmes de grue. On parle d’engins avec des roues, des poulies. Un des rôles de l’architecte, qui est aussi ingénieur, c’est la construction de ces engins. Quand on s’élève, la grue monte en même temps que la construction.
Pour les voûtes ?
On place des cintres en bois et on pose la voûte au-dessus avec cette opération délicate : le décintrage. C’est une technique connue des Romains qui ne s’est jamais perdue. Au XIe siècle, on réalise des voûtes extrêmement importantes.
Cette « rage de bâtir » concerne toute l’Europe mais elle part de France…
De France, du nord de l’Italie et du nord de l’Espagne. Là où les pouvoirs royaux sont faibles. En Allemagne où l’empereur est l’héritier direct de Charlemagne, les constructions sont plus tardives. En Angleterre, les Normands qui ont conquis le pays construisent les premières cathédrales.
Cet article a été initialement publié dans le hors-série Cathédrales de l’Ouest, paru en septembre 2016.