Lundi 6 octobre, 18 heures et quelques, l’Hémicycle de Strasbourg enfile le survêtement sans ôter la cravate. À l’ordre du jour, un débat sur un rapport de la plus haute importance : sauver le « modèle sportif européen », cette créature à deux têtes qui voudrait marier le bénévolat du dimanche matin avec la froide arithmétique des droits télévisés.
L’ambiance est sérieuse, feutrée, on cogite sur l’avenir du ballon rond, le sport-roi des Européens. Chacun jure son amour aux supporteurs, au mérite et au stade municipal ; chacun voue aux gémonies la Super Ligue, cette cousine tapageuse de la mondialisation.
Or, la justice européenne ne cesse de retourner les gazons d’arrêt en arrêt. En décembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a ainsi jugé que les règles de la Fifa et de l’UEFA soumettant toute nouvelle compétition à leur autorisation préalable constituaient un abus de position dominante. Coup de sifflet européen : les deux instances ne peuvent plus interdire l’organisation de ligues dissidentes comme elles l’entendent.
L’arrêt « Bosman 2.0 » sème le trouble
Puis, en octobre 2024, nouvel arrêt : les règles Fifa sur les transferts de joueurs – ces indemnités colossales et sanctions qui pèsent sur qui rompt un contrat avec son club – violent le droit de la concurrence et entravent la libre circulation des travailleurs du foot. L’affaire Lassana Diarra, surnommée « Bosman 2.0 », vient secouer le marché des transferts. Le football européen se retrouve sous tutelle judiciaire, et le Parlement se sent obligé de monter au créneau.
Le rapporteur, Bogdan Zdrojewski, un Polonais du PPE, dresse l’inventaire des risques avec le calme d’un entraîneur en conférence de presse : des matchs domestiques expédiés à l’autre bout du monde, une hémorragie de volontaires pour tenir les lignes de touche, et des calendriers saturés jusqu’à l’absurde. L’UEFA a tout de même pris une décision de bon sens en rappelant que les championnats nationaux ne sont pas des tournées mondiales. On se rassure comme on peut : la Ligue 2 ne jouera pas ses matchs de barrages à Abou Dabi !
Le foot business dans ses excès
La Commission, par la voix posée du commissaire Glenn Micallef, ajoute une couche de civisme : grandir, oui ; se déraciner, non. Les exemples des dérives constatées ne manquent pas : un Final Four de basket délocalisé au Golfe, un club de Dubai convié à une compétition « européenne », des rencontres italiennes ou espagnoles projetées en Amérique. Le message est limpide : le sport est un « bien public ». Il appartient aux villes, aux tribunes, aux communautés. Et pendant qu’on y est, ajoutons qu’il soigne aussi la grande fatigue mentale des jeunes – ce qui n’est pas un détail comptable.
Puis les groupes politiques défilent au pupitre, chacun avec ses idées étendards. Les conservateurs du PPE remettent sur la table le « 50 + 1 » à l’allemande, ce pare-feu entre le club et la finance mondialisée : les supporteurs gardent toujours la majorité des droits de vote, même si des investisseurs entrent au capital.
Le Bayern de Munich reste ainsi aux mains de ses 290 000 membres, et non entre celles d’un cheikh ou d’un fonds américain. Les libéraux ne répugnent pas au marché, pourvu que les limites soient posées : pas de ligues dissidentes, pas de matchs domestiques hors sol, et une redistribution qui irrigue la base des clubs et pratiquants amateurs.
Les pétrodollars qui faussent la compétition
Les Verts demandent un arbitre européen qui siffle plus fort : limiter la propriété multiclubs, encadrer les salaires et les transferts. Rasmus Andresen, un Vert allemand, met les pieds dans le plat : « Quand on sait déjà à la sixième journée en Allemagne que le champion sera le Bayern Munich, alors il n’y a plus de compétition équitable. » On pourrait en dire autant en cyclisme quand l’équipe des Émirats arabes unis (UAE) attire à elle quasiment tous les coureurs capables de remporter un grand Tour, en dehors même de l’extraterrestre Tadej Pogacar.
La gauche, elle, revient aux considérations du vestiaire : des infrastructures de proximité, l’égalité femmes-hommes, un Erasmus+ mieux doté. Bref, opposer le ciment des clubs aux vents chauds des capitaux du Golfe. Les souverainistes, main sur l’écusson, rappellent que le sport est d’abord une compétence des États et n’a pas besoin d’un manuel bruxellois pour organiser un tournoi.
Aleksandar Nikolic, du groupe Patriotes, illustre la nervure du débat : des clubs européens détenus par des fonds américains, saoudiens ou qataris, des effectifs cosmopolites à l’excès, et le PSG comme symbole d’un temps où l’actionnariat devient outil de diplomatie.
Il a déposé deux amendements au rapport : imposer une majorité d’actionnaires nationaux dans chaque club, et instaurer des quotas de joueurs formés localement. Mais il n’a pas obtenu les 72 signatures nécessaires pour les soumettre au vote. Aucun amendement ne sera finalement soumis en plénière. Le rapport passera en bloc, tel quel.
Le Tour féminin plus regardé que le Tour masculin
Le fil rouge tient en quelques principes simples que le grand public comprend très bien : personne ne veut d’un derby joué à cinq fuseaux horaires de sa source ; tout le monde sait que sans lutte contre le piratage, on assèche le sport de base ; chacun admet qu’une pyramide ne tient que si le sommet nourrit ses fondations. On promet d’impliquer athlètes et supporteurs dans la gouvernance, de clarifier comment le droit de la concurrence s’applique au sport, et de ne pas oublier que, sans bénévoles, aucune tactique ne dure plus de deux saisons.
Sur les lignes de touche sociétales, la tension monte d’un cran : l’égalité femmes-hommes fait consensus – salaires, visibilité, gouvernance. Le cyclisme féminin a fait des progrès, mais reste très loin du compte. Une dissymétrie qui ne se justifie plus par le différentiel d’audiences.
Le Tour féminin devance légèrement le Tour masculin : l’été dernier, l’édition qui a vu la victoire de la Française Pauline Ferrand-Prévot a rassemblé en moyenne 2,7 millions de spectateurs, contre 2,56 millions pour le Tour masculin. Tadej Pogacar a empoché 500 000 euros de prime de victoire à Paris, contre 50 000 pour sa consœur française.
Le football appartient aux villes, aux stades et à ceux qui transpirent le dimanche
Mais lorsque deux eurodéputés conservateurs (ECR) pointent la participation d’athlètes trans dans les catégories féminines, citent des centaines de médailles perdues et réclament l’interdiction des personnes « trans » dans les compétitions féminines, le silence des autres groupes est assourdissant. Le sujet du port des signes religieux sur les terrains de sport n’a pas été abordé lors du débat. L’amendement du groupe ECR sur l’interdiction des signes religieux n’a pas non plus abouti.
À Découvrir
Le Kangourou du jour
Répondre
Le rapport du Polonais Zdrojewski a été adopté, mardi, en plénière, de manière très consensuelle : 552 « pour », 52 « contre » et 35 abstentions. L’UEFA a salué « un engagement clair ». Peut-être que le « modèle européen » du sport n’est rien d’autre qu’un rappel obstiné : entre deux appels d’offres, le football appartient aux villes, aux stades et à ceux qui transpirent le dimanche.
Depuis 2012 et le traité de Lisbonne, trois rapports successifs (2012, 2017 rapport Takkula, 2021 rapport Frankowski) ont déjà posé les mêmes jalons : refus des ligues fermées, soutien au fair-play financier, redistribution vers la base. Mais, cette fois, la CJUE oblige le Parlement à réaffirmer ses principes.
Toute l’actualité à 1€ le premier mois
ou