PORTRAIT – Après avoir connu la gloire sur les podiums du couturier français dans les années 1980, cette enfant battue du Ghana a tout perdu. À 65 ans, elle revient sur sa vie dans une biographie poignante.
Elle patiente calmement dans une pièce de quelques mètres carrés, ses ongles vernis d’un bleu électrique, tapotant sur le clavier de son smartphone. Tout de blanc et d’or vêtue, un chignon à la Audrey Hepburn, rien ne semble la perturber. Ni les klaxons qui retentissent dans les bouchons de la rue Vercingétorix, juste en face du lieu de rencontre. Pas même le bruit sourd des trains de la gare Montparnasse qui vont et viennent inlassablement, au point de faire trembler les murs. Ce vendredi 11 avril, Rebecca Ayoko, ex-mannequin d’1m76, finit par se lever de son siège lorsqu’elle nous aperçoit. Une certaine décontraction se dégage de son «Bonjour, ravie de vous rencontrer». Le timbre de sa voix, humble, lent et légèrement écaillé, rappelle celui des femmes qui enchaînent, toute leur carrière, les discours inspirants. Le sien en revanche a une particularité : celui de ne pas avoir été assez entendu. Alors, un jour de 2012, Rebecca Ayoko décide de tout raconter au moyen de l’écriture en publiant sa biographie, Quand les étoiles deviennent noires, un titre qui reprend le nom d’une robe conçue pour elle par Yves Saint Laurent. Le livre est réédité cette année dans une version complétée aux éditions Première Partie.
«Avec ma mère, on dormait dehors, dans la boue», lance-t-elle lorsqu’on lui demande si le titre de sa biographie cache aussi un autre sens que celui de la robe. Les yeux rivés vers le plafond comme si les réponses s’y trouvaient, elle nous explique avoir longtemps admiré les étoiles lors de ses longues nuits passées dehors. «Une étoile, c’est une lumière qui nous transperce. Elles incarnent un mystère entre l’humain et le ciel. Elles m’ont donné beaucoup de force à certains moments de ma vie.» En effet, de la force, il lui en a fallu, dès le plus jeune âge. Car comme l’explique si bien le titre de sa biographie, les étoiles, même les plus scintillantes, peuvent à tout moment s’assombrir, ou disparaître complètement derrière un nuage menaçant.
Une enfance infernale
Rebecca Ayoko naît en pleine nuit à Agogo au Ghana, vers 1960. «Vers», car accoucher dans un village africain en dehors de toute maternité n’offre pas d’acte de naissance avec une date précise au nourrisson. Elle naît dans une famille aimante, soudée : son père est ébéniste et fervent catholique, sa mère cuisine pour l’école voisine et complète les revenus de la fratrie. Elle a deux sœurs, Hélène et Susanna, ainsi qu’un frère, Foli. Sa mère accouche plus tard d’un petit Kani, qui perd tragiquement la vie des suites d’une maladie, avant même d’avoir atteint le palier des douze mois. Rebecca l’ignore à ce moment, mais ce drame est annonciateur, le premier d’une longue série qui fragmentera toute sa vie.
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Son enfance tranquille prend fin le jour où sa mère quitte le foyer familial suite aux infidélités de son mari. «Ça a tourné au drame lors de la séparation de mes parents, se souvient-elle. Avec mes sœurs et ma mère, je quitte du jour au lendemain le Ghana, mon père et mon frère direction Lomé, la capitale du Togo. Nous sommes hébergés chez la demi-sœur de ma mère, Kokwe, qui décède brutalement d’une maladie. À partir de là vient la première descente aux enfers.»
Images tirées du livre Quand les étoiles deviennent noires de Rebecca Ayoko (éditions Première Partie).
DR
Prise au dépourvu, sa mère se retrouve à la rue. Rebecca Ayoko est placée à Libreville, au Gabon, chez une tante qui la bat, la torture et la réduit à l’esclavage. Dans la foulée, son père décède brutalement et sa mère quelques années plus tard, des suites d’une maladie. À l’âge de 12 ans, à Lomé, elle est violée par le conjoint d’une femme qu’elle pensait être son amie, et tombe enceinte de ce dernier, devenant mère à 13 ans d’une petite Affie. Comment a-t-elle tenu ? «J’étais protégée par mon ange gardien, répond-elle sobrement. J’ai toujours eu cette force au-dessus de moi. Comme une étoile, encore une fois, qui me suit, et qui me suivra jusqu’à mon dernier souffle.»
Une place éphémère au paradis
Sa beauté lui réserve cependant un autre destin. À peine dans la vingtaine, elle immortalise sa silhouette impériale et longiligne derrière l’objectif de Richard, un photographe français rencontré quelques années plus tôt au Moulin-Rouge, un bar de nuit d’Abidjan dans lequel elle travaillait. Ces clichés lui permettent de signer quelques campagnes, notamment pour Rexona et Kodak. Dans les années 1980, elle est élue miss Côte d’Ivoire, son billet d’entrée pour Paris. Lors d’une balade sur les Champs-Élysées, elle est repérée par une employée du groupe Filipacchi (ex-Elle, Paris Match…) grâce à qui elle signe un contrat dans la prestigieuse agence de mannequins Glamour. «À ce moment, tous les regards sont tournés vers Paris, se souvient Rebecca Ayoko. La gauche est au pouvoir, la culture est partout, et la mode, plus créative que jamais, révolutionne le vestiaire féminin.»
Monsieur Yves Saint Laurent a participé au patrimoine français et m’a rendu cette dignité perdue.
Rebecca Ayoko
C’est dans ce contexte qu’elle fait la rencontre d’un homme qui la change pour toujours : Yves Saint Laurent. «Monsieur Yves, précise Rebecca. “Tu es la beauté divine sortie des rêves”, m’a-t-il dit un jour. Cette phrase m’a donné des ailes. Ce grand maître a lu en moi. Il a compris tout de suite la profondeur de mon enfance, pourtant sans rien savoir à mon sujet. C’est tout naturellement qu’il m’a enveloppé et comblé de son amour, car il a vu que j’en manquais.» L’enfant esclave du Ghana, encore peu habituée à la tendresse, découvre chez le couturier une figure paternelle, réconfortante et rassurante. Plus d’une fois, elle aborde la puissance de son «regard attendrissant» et la douceur de sa voix «si calme», elle qui a toujours été habituée aux cris et à la violence. «Monsieur Yves Saint Laurent a participé au patrimoine français et m’a rendu cette dignité perdue. Il mérite une rue à son nom à Paris.»
Rebecca Ayoko pour Yves Saint Laurent haute couture automne-hiver 1984. (Paris, juillet 1984.)
WWD / Penske Media via Getty Images
Au milieu des années 1980, le couturier fait d’elle sa muse, et une des premières femmes noire à défiler en haute couture, à une époque où le mot «diversité» n’existe pas dans cette industrie. Elle est ainsi de tous les shows «YSL», jamais loin du couturier qui, un beau jour, l’habille d’une robe sur mesure baptisée «Quand les étoiles deviennent noires». Sa carrière est lancée : on la voit sur les podiums de Dior, Gianfranco Ferré, Calvin Klein, tandis qu’Hubert de Givenchy lui apprend à marcher en talons hauts. «Monsieur Guy Laroche m’a même prêté son lit un soir», se rappelle-t-elle en riant, nous racontant cette nuit passée dans un palace à New York la veille d’un défilé.
Enfant, je dormais le ventre vide. Donc, une fois mannequin et riche, je m’empiffrais de tout et n’importe quoi, je me faisais plaisir sans compter.
Rebecca Ayoko
Comme une parenthèse enchantée, sa carrière de mannequin lui redonne goût à la vie. Une routine de paillettes, d’opportunités, où l’argent et la gloire vont rarement l’un sans l’autre. Elle sort au Palace, dîne Chez Davé, dort au Ritz, fréquente Mouss Diouf, Laurent Voulzy, Anthony Delon…«Je ne vivais plus une vie normale. Je voyageais beaucoup, je ne m’arrêtais jamais de travailler. Mais quand on touche le succès, il y a toujours un moment où on souhaite s’en séparer. J’étais libre, mais je ne savais pas quoi faire de cette liberté…» Elle en est déjà consciente : la mode peut être un univers impitoyable, cruel, semé d’embûches. Là où règnent jalousie, coups bas et opportunisme. «Il y avait les soirées, les vices, mais surtout l’argent, nous explique-t-elle. Je dépensais tout, et très vite, car on ne m’a jamais appris à épargner. Enfant, je dormais le ventre vide. Donc, une fois mannequin et riche, je m’empiffrais de tout et n’importe quoi, je me faisais plaisir sans compter.»
Rebecca Ayoko (centre de l’image, quatrième en partant de la gauche), pose avec d’autres mannequins et Yves Saint Laurent dans le showroom du couturier situé à l’avenue Marceau. (Paris, 1986.)
WWD / Penske Media via Getty Images
Rechuter pour rebondir
Un matin, l’obscurité qu’elle a laissée en Côté d’Ivoire la rattrape sous les dorures de Paris. Tout commence lorsqu’elle présente à Yves Saint Laurent une nouvelle mannequin noire, Katoucha. «Tu as fait entrer le loup dans la bergerie», l’alarme sa sœur Hélène par téléphone. En effet, quelques semaines plus tard, elle apprend que son contrat chez Saint Laurent est terminé. Si elle continue quelques projets, notamment chez Balmain, sa cote s’effondre progressivement. Elle fuit à New York, devient maman une nouvelle fois d’un petit Clyde, mais malgré un passage rapide en tant que serveuse dans un bar influent, c’est la descente aux enfers. Sans économies, elle rejoint Paris et vit en nomade, comptant chaque centime, tandis que le milieu de la mode oublie peu à peu son visage. «Pauvre, certes, mais bien habillée ! Même lorsque je dois faire la queue aux Restos du cœur», précise-t-elle. La mort d’Yves Saint Laurent, en 2008, est le coup de massue ultime. «En me rendant à ses obsèques à l’église Saint-Roch, j’ai vu son corbillard entouré de motards passer lentement juste devant mon taxi. C’était notre dernier parcours ensemble, l’adieu sur Terre.»
En perdant ce «deuxième père», Rebecca Ayoko trouve refuge dans la foi, son ultime rencontre, là où elle trouve la force de se relever. Celle qui a tant de fois cherché la beauté la retrouve désormais au sein de l’église et dans ses prières. Sans jamais pouvoir s’empêcher d’y trouver un peu de Saint Laurent. «Dieu, c’est un amour tout en douceur, il m’a récupéré dans mes moments les plus sombres. De la même manière que Monsieur Saint Laurent l’a fait…» C’est aussi grâce à la foi qu’elle apprend à donner de l’amour sans en chercher en retour, renouant des liens avec ses enfants, elle qui s’est longtemps flagellée du titre de mauvaise mère. «Mon firmament n’est plus celui des podiums. C’est dans le cœur d’Affie et de Clyde que je brille à présent.» Côté carrière, elle est depuis deux ans la marraine de la Fashion Night Couture, un événement annuel mettant en avant la jeune création, et défile de temps en temps pour des marques qui lui tiennent à cœur comme Imane Ayissi ou Hindi Mahdi.
Rebecca Ayoko lors d’une soirée au Palace. (Paris, années 1990.)
Foc Kan / WireImage
Forcément, le conseil qu’elle donne à la nouvelle génération de mannequins va dans le sens de la spiritualité, l’amour, le respect. «Les réseaux sociaux ont aspiré la réalité, qui est devenue une réalité machine. Je souhaite que ces jeunes filles en profitent, mais qu’elles ne fassent pas n’importe quoi. Il faut qu’elles parviennent à prendre du recul et toujours se faire respecter. Le respect de soi, et le respect de l’autre.» Sur un ton digne d’une mère poule, elle leur demande également de «préserver leur argent, leur famille», de «bien s’entourer» et de «respecter les couturiers qui travaillent avec amour et rêve.»
La discussion prend fin sur les termes «paradis perdus», qui ouvrent le 22e chapitre de sa biographie. Quel est le sien? Levant la tête au ciel, les mains jointes aux genoux, elle soupire et répond tendrement : «Le monde de l’enfance, que j’ai aimé puis perdu. Être cet enfant insouciant qui ne rêve que d’amour.» On lui apprend alors qu’Yves Saint Laurent en personne avait donné exactement la même réponse lors d’une interview à la fin de sa carrière. En l’apprenant, elle prend une grande inspiration suivie du signe de la croix. Elle nous remercie à trois reprises, chaleureusement, de lui avoir appris cette anecdote, avant de retourner s’asseoir, de sortir ses lunettes, et de se confondre une fois encore avec l’environnement ambiant. Ses doigts tapotant de nouveau le clavier de son smartphone. Des étoiles, cette fois, plein les yeux.
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