Votre travail de photographe est « avant tout une quête de lumière »…
La lumière me fascine, c’est elle qui me donne envie, à un moment, de déclencher l’appareil. Elle ne doit pas forcément être éblouissante ou fulgurante, elle peut avoir les teintes extrêmement douces d’un matin brumeux. Le photographe peut faire chanter la lumière, avec des nuances quasiment infinies. Il peint avec le temps et la lumière. Les gens pensent que la photographie est plus facile que la peinture qui, elle, s’apprend. Mais l’idée selon laquelle on n’apprend pas la photographie, c’est de la blague. Je l’apprends depuis 60 ans.
Quel regard portez-vous sur vos premières images ?
J’ai retrouvé des boîtes de diapositives remontant à mes 18 ans. Aujourd’hui, je mettrais tout au panier ! Henri Cartier-Bresson disait qu’il fallait écarter les 10 000 premières photos. Je n’en suis pas arrivé là, mais il est sûr que le regard s’éduque. Et que, sans lumière, rien ne se passe. Elle est par nature extrêmement fugace, sa subtilité est très fragile – qu’il s’agisse de la lumière d’un rayon ou de l’éclat d’un regard.
Vous avez publié avec votre mère Yahne le Toumelin un livre sur sa peinture, Lumière, rire du ciel. Vous a-t-elle sensibilisé à la lumière ?
Un magazine venu l’interviewer l’avait appelée « Mama Lumière ». Elle disait : « Les gens disent qu’au moment de mourir, nous redevenons poussière. Mais non, nous redevenons lumière. » Nous parlions beaucoup de lumière, elle a forcément contribué à la formation de ma façon de regarder les choses.
Matthieu Ricard, le 16 septembre 2022 à Bruxelles. ©JC Guillaume
Peut-on apprendre à être touché par la lumière fugace ou l’éclat d’un regard ?
Évidemment. Souvent, on regarde, mais on ne voit pas. Il faut prêter attention pour capter ces moments. Et parfois les rechercher. Ou aider un tout petit peu. Un jour, en sortant d’un temple au Tibet, le visage, très noble, d’un moine a été illuminé dans la pénombre. S’il était passé 20 cm plus loin, il aurait été dans le noir. Je lui ai demandé de s’arrêter pour pouvoir le prendre.
guillement
J’ai des moments vécus extraordinaires dans la tête, qui n’étaient pas des moments photogéniques.
Mais quand il n’y a pas de moment, ce n’est pas la peine de se fatiguer. Un moment très intense, exceptionnel, de rencontre, ne donne pas une photo s’il n’y a pas une lumière. J’ai des moments vécus extraordinaires dans la tête, qui n’étaient pas des moments photogéniques.
Quand déclenchez-vous ?
Quand je ne peux pas résister. « Les photos me prennent, et non l’inverse », disait Cartier-Bresson. Un jour, j’étais à Dharamsala, dans une petite guesthouse, quand un photographe brésilien est arrivé et a enchaîné les photos. Je lui ai demandé ce qu’il prenait, et il m’a répondu : « je ne sais pas, mais il y aura peut-être quelque chose ». Ce n’est vraiment pas ma manière de photographier !
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Comment capte-t-on et rend-on la lumière intérieure ?
Il faut d’abord qu’elle existe – photographier Donald Trump, ce serait plus dur… Ensuite, je ne la capte pas, ce sont les maîtres spirituels que je photographie qui me la donnent. Il y a aussi des quidams qui ont cette qualité de cœur. Je pense qu’en Asie, il est plus facile de trouver cette forme d’innocence.
En quoi la photo est-elle une source d’espoir à vos yeux ?
Je souhaite montrer, à travers les portraits des maîtres spirituels et des gens ordinaires que je fais, la meilleure part de l’être humain. On a tendance à tomber dans le syndrome du mauvais monde. Moi je m’attache à redonner confiance en la nature humaine. C’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à photographier des images de déchéance et de souffrance. Je photographie aussi la nature, pour susciter l’émerveillement et le respect. On ne détruit pas ce qui nous émerveille, on en prend soin. On passe à l’action. C’est une façon positive d’inspirer les gens à protéger l’environnement. La lumière est évidemment ce qui émerveille et saute aux yeux. C’est un thème fédérateur qui permet de faire des figures libres avec les couleurs de l’arc-en-ciel.
Qu’est-ce qu’une bonne photo ?
Joan Miro disait : « Vous pouvez regarder une image pendant une semaine et ne plus jamais y penser. Vous pouvez aussi regarder une image une seconde et vous en souvenir toute votre vie. » C’est une image qui contribue à changer votre regard et que vous ne vous lassez pas de regarder. Je regarde régulièrement la création d’Ernst Haas, sans doute le photographe qui m’a le plus inspiré, et, à chaque fois, je médite sur ses images.
guillement
Vous pouvez regarder une image pendant une semaine et ne plus jamais y penser. Vous pouvez aussi regarder une image une seconde et vous en souvenir toute votre vie.
Henry David Thoreau disait : « ce n’est pas ce que vous regardez qui est important, c’est ce que vous voyez »…
C’est exactement ça. À un moment donné, je me suis passionné pour les écorces. J’étais avec une amie dans un parc et je me suis aperçu que j’étais passé devant un arbre des milliers de fois, sans vraiment le regarder. Après, dès que j’en voyais un, je regardais comment était son tronc. Je dois bien avoir maintenant une cinquantaine de chouettes photos d’écorce ! Donc, si l’on regarde vraiment, on trouve toujours des choses incroyables. Je ne dis pas que j’ai un regard spécial mais, quand on décide de regarder, on voit tellement de choses !
Êtes-vous encore surpris parfois par ce que vous découvrez dans des endroits que vous connaissez bien ?
Oui, il y a un mois, dans une petite forêt en dessous de mon ermitage, j’ai découvert l’écorce absolument sublime d’un grand arbre. Je ne l’avais jamais regardée autrement que distraitement, alors que, quand vous arrivez devant un paysage absolument grandiose, vous ne pouvez pas ne pas le voir.
Qu’est-ce qui vous plaît dans la macro ?
On trouve tout un monde dans la macro. Je n’en fais pas beaucoup, mais je devrais, parce que c’est illimité.
©Matthieu Ricard
L’an dernier, j’étais dans la maison de ma maman en Dordogne. Je partais vers mon petit ermitage quand j’ai vu, entre deux marches en bois, une toile d’araignée. J’ai tout arrêté, pour aller chercher mon appareil photo. Cela n’avait l’air de rien du tout, sauf qu’il y avait la lumière.
L’envers de la photo
Nous avons demandé à Matthieu Ricard de nous raconter quelques-unes des photos de son nouveau livre.
©Matthieu Ricard
Des pétrels fulmars volaient de temps en temps devant cette chute d’eau de Skógafoss, haute de 70 mètres en Islande. C’était en avril 2014. Il neigeait, il faisait terriblement froid, j’étais gelé, j’avais un objectif de 400 mm, c’était lourd et les pétrels passaient à toute vitesse à 200 mètres de moi. Un copain me criait « ils arrivent ! » et je déclenchais. J’en ai eu deux ou trois. C’est une de ces photos qu’on a vraiment envie de prendre !
©Matthieu Ricard
J’ai voyagé trois fois en Islande, mais ce n’est que la dernière fois, en septembre 2023, que je m’y trouvais à la bonne saison pour aller dans les grottes de glace. Elles ne tiennent que trois mois avant de s’écrouler. On est restés un quart d’heure sous le glacier Skaftafell, avant de devoir partir parce que le temps changeait. Cette photo, j’en ai rêvé pendant des années. Les couleurs sont vraiment telles qu’on les voit, c’est incroyable. J’étais trop content. Je voulais mettre cette image en couverture du livre, j’ai dit que je n’en démordrais pas – sauf que j’en ai démordu !
©Matthieu Ricard
Les maîtres spirituels ne répondent pas aux canons de beauté d’Hollywood ou de la Grèce antique. C’est la beauté de l’Éveil, la lumière spirituelle et intérieure. Ils ne posent jamais, ils sont là, cela leur fait ni chaud ni froid. Mais ils savent qu’une photo d’eux peut faire plaisir à des gens. Dilgo Khyentsé Rinpoché est l’un des plus grands maîtres du bouddhisme tibétain, auprès duquel j’ai vécu pendant 13 ans et que j’ai photographié ici en Dordogne, aux alentours de 1985. Je lis dans ses yeux une bienveillance infinie. Même s’il était parfois sévère, y compris avec moi parce que j’en avais bien besoin, c’était toujours avec une immense bonté.
© Matthieu Ricard
C’est la photo la plus ancienne du livre, j’ai photographié cette jeune femme tibétaine en 1968 à Darjeeling. À cette époque, j’avais un Praktisix que j’avais acheté en seconde main et qui faisait des photos en 6 x 6 cm.
©Matthieu Ricard
Ce halo solaire, c’est le moment magique par excellence. Un de nos moines s’est établi au Mexique, en Basse-Californie, où il aide les personnes en difficulté. Il voulait y faire construire un stupa. Un monsieur très riche des environs, qui organise des séminaires pour les personnes âgées, lui a proposé de lui donner 100 000 dollars, si je venais. Je n’allais pas refuser. J’avais à peine posé mon bagage, en mai 2020, que j’ai vu ce halo. Ni une ni deux, j’ai sorti mes appareils, je me suis précipité sur la plage et j’ai fait la photo. Je n’ai pas hésité une seconde. Une minute après, cette lumière avait disparu.