Mais l’Allemagne ne badine pas non plus avec les questions environnementales, qu’elle place au cœur de ses politiques intérieures et internationales. Il en résulte qu’au-delà des enjeux économiques auxquels fait face la première puissance européenne, c’est une véritable bataille d’équilibre qui se joue aujourd’hui au sommet de l’État.

Cette rencontre, surmédiatisée et aussitôt qualifiée de “Sommet” par la presse nationale et étrangère, a réuni, jeudi dernier à la chancellerie, les principaux acteurs de l’automobile, parmi lesquels les grands constructeurs et équipementiers, ainsi que des représentants syndicaux, des associations professionnelles et des membres du gouvernement.

Son objectif ? Rien de plus clair. Au-delà de la relance d’un secteur fleuron de l’industrie allemande et pilier de son économie, le gouvernement veut avant tout repousser l’échéance de 2035 fixée par l’Union européenne, date à partir de laquelle la vente de véhicules thermiques sera interdite en Europe.

L’industrie allemande, encore très dépendante des moteurs thermiques, ne serait pas prête, selon le chancelier fédéral Friedrich Merz, à une rupture aussi brutale de son outil de production, qualifiée par les médias de “hard stop”, ce qui rend le respect de l’échéance de 2035 difficile.

Adoptée en 2022 malgré les réserves de Berlin, cette décision hante aujourd’hui les dirigeants politico-économiques au pays de l’automobile. Face aux conséquences redoutées pour un secteur névralgique employant près de 730.000 personnes, patrons, syndicats et gouvernement unissent leurs voix pour tenter de faire machine arrière.

Les événements qui allaient survenir par la suite allaient donner raison au scepticisme affiché par Berlin dès 2022 face au “zéro thermique”, entraînant dans leur sillage l’économie allemande dans deux années de récession en 2023 et 2024, avec des taux de croissance négatifs de -0,3% et -0,2%.

Pourtant, les maux du secteur automobile reflètent ceux de l’ensemble de l’industrie allemande, frappée au cœur de son modèle économique fondé sur la production et l’exportation. Le conflit russo-ukrainien a été l’un des facteurs initiaux de ce choc, après l’arrêt des livraisons de gaz via Nord Stream 1 et 2 et une flambée des prix de l’énergie.

À cela se greffent les séquelles de la crise sanitaire du coronavirus, qui a brisé l’élan d’une industrie n’ayant jamais retrouvé ses volumes d’avant. Les chaînes d’approvisionnement, affaiblies depuis, freinent encore aujourd’hui la reconversion de l’appareil industriel allemand vers l’électrification.

Pendant ce temps, la Chine accélère sa course vers l’électromobilité. Ses marques, moins chères et suréquipées, gagnent du terrain en Europe et dans l’esprit des consommateurs, au détriment du “Made in Germany”, avec une part de marché actuelle de 10%, après avoir culminé à plus de 14% avant la nouvelle surtaxe européenne.

Pour les constructeurs allemands, reconvertir les usines, réorganiser les réseaux de fournisseurs et sécuriser l’accès aux composants critiques, notamment pour les batteries, reste un défi colossal. D’après le chancelier Friedrich Merz, l’objectif “zéro émission” pour les nouveaux véhicules en 2035 est “techniquement impossible à atteindre”.

Objectif “irréaliste” aussi selon lui, face à un engouement pour l’électrique encore timide en Allemagne, bien loin de l’objectif gouvernemental de 15 millions de véhicules en circulation d’ici 2030, contre à peine 1,6 million aujourd’hui.

De leur côté, les spécialistes soulignent plusieurs freins, dont le manque d’infrastructures de recharge, le prix élevé des véhicules électriques allemands par rapport à la concurrence, ainsi que la suppression en 2024 du bonus écologique, qui a entraîné une chute immédiate des ventes.

Dernier coup dur pour ce secteur, qui génère près de 500 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour l’Allemagne, les nouvelles taxes douanières imposées par l’administration Trump, finalement fixées à 15% après des mois de tensions commerciales entre Washington et Bruxelles.

Une pression donc supplémentaire pour ce moteur d’exportation, dont plus de 75% des 4 millions de véhicules produits chaque année en Allemagne sont destinés à l’étranger, sur un total mondial de près de 14 millions pour les trois groupes Volkswagen, Mercedes-Benz et BMW, qui possèdent chacun plusieurs marques.

Résultat : l’industrie automobile allemande, symbole de prospérité et d’innovation, se voit contrainte d’engager des plans massifs de restructuration, de fermeture d’usines et de suppressions d’emplois. Selon l’Association de l’industrie automobile allemande (VDA), 190.000 postes seraient menacés d’ici 2035, dont 75.000 déjà supprimés entre 2019 et 2023.

Dernières annonces en date, le groupe Bosch, premier équipementier automobile mondial, prévoit la suppression d’environ 13.000 emplois supplémentaires en Allemagne d’ici 2030, sur les 70.000 qu’il compte dans le pays, dans le cadre d’un vaste plan d’économies visant à réduire les coûts de 2,5 milliards d’euros par an.

Dans la foulée, l’équipementier ZF Friedrichshafen a annoncé la suppression de 7.600 postes à travers un plan de redressement prévoyant des économies de plus de 500 millions d’euros d’ici 2027, dans un contexte d’accélération des annonces de réduction d’effectifs qui provoquent l’indignation des syndicats, à commencer par la puissante centrale “IG Metall”.

Plus tôt, le groupe Volkswagen, 1er constructeur européen et 2ème mondial avec ses marques Volkswagen, Audi, Seat, Cupra, Škoda, Porsche, Lamborghini et Bentley, avait dévoilé un plan de suppression de 35.000 emplois en Allemagne, visant à dégager 4 milliards d’euros d’économies pour rester compétitif face à la concurrence asiatique.

Selon une récente enquête de la VDA menée du 1er au 22 septembre auprès de 158 entreprises, une sur deux juge sa situation actuelle “mauvaise” ou “très mauvaise”, tandis que près de 60% anticipent une stabilité, 18% une dégradation et seulement une sur cinq s’attend à une amélioration.

Un contexte “dramatique”, selon le vice-chancelier et ministre des Finances Lars Klingbeil, qui alimente les craintes d’une “désindustrialisation progressive et d’un affaiblissement durable de la compétitivité” de l’Allemagne, mettent en garde plusieurs experts.

Si le “Sommet automobile” n’a pas permis de dégager des mesures concrètes, la volonté politique reste forte pour redorer le blason d’une industrie qui incarne l’identité même de l’Allemagne, sauver les emplois et concilier objectifs écologiques et réalisme industriel.

Pour l’heure, le chancelier Merz a promis, lors de ce Sommet, de plaider à Bruxelles pour repousser ou assouplir le “zéro thermique” de 2035, une épine dans le pied du nouveau gouvernement, qui assure toutefois que les objectifs climatiques seront respectés en misant désormais sur une “offensive technologique” autour des carburants alternatifs.