Pendant que l’armée russe poursuit ses frappes en Ukraine, une autre guerre, plus silencieuse, agite les milieux des faucons, loin derrière les lignes de front. Depuis le 1er octobre, comme le rappelle le quotidien économique Vedomosti, la Banque centrale de Russie proposait un vote en ligne pour choisir les illustrations de la nouvelle coupure de 500 roubles (soit environ 5,37 euros). Cette consultation populaire qui devait se poursuivre jusqu’au 14 octobre a été brutalement interrompue par la banque elle-même à cause d’un “très grand nombre de tentatives visant à augmenter le nombre de votes pour certains projets à l’aide de moyens techniques”. “Cela ne permettra pas de tirer du vote des conclusions objectives”, a poursuivi la banque dans un communiqué cité par le journal.
Que s’est-il passé ? Les journaux officiels se perdent en conjectures. Kommersant, un autre journal économique de Moscou, explique que le nouveau billet de 500 roubles devait être consacré au district fédéral du Caucase du Nord. Pour le recto, les internautes russes avaient choisi à une écrasante majorité un symbole représentant Piatigorsk, la capitale du district. Mais, pour le verso, qui devait représenter “un site régional reconnaissable”, une âpre bataille s’est engagée. Avec d’un côté les fans du mont Elbrouz, théâtre d’une bataille victorieuse pour l’Armée rouge contre les envahisseurs nazis en 1943, et de l’autre ceux de Grozny-City, le centre d’affaires flambant neuf de la capitale tchétchène, fief du clan de Ramzan Kadyrov. Ce dernier, note le journal en exil Meduza, avait appelé ses proches et partisans à voter pour Grozny-City dès le 4 octobre dans l’espoir de renverser la tendance – Elbrouz étant, de loin, en tête de la préférence des votants à ce moment-là.
“Symbole de la corruption et du vol d’État”
“Grozny-City n’est pas seulement un bâtiment ou un centre d’affaires. Il symbolise notre victoire sur le terrorisme international, la renaissance de la République tchétchène au sein de la Russie et le début d’une nouvelle ère de vie pacifique et créative”, a clamé le leader tchétchène, à la tête de cette république du Caucase depuis la mort de son père en 2004. Son appel a été repris en chœur par des ministres, responsables et autres influenceurs tchétchènes. Des tombolas, faisant miroiter des téléphones portables dernier cri et même une voiture de luxe, ont été organisées en faveur du vote pour Grozny-City. Résultat : les voix ont grimpé en flèche pour talonner le score attribué au mont Elbrouz.
La réponse des “patriotes” n’a pas tardé. Plusieurs représentants de l’influente communauté des faucons de guerre russes sur Telegram − ceux que l’on appelle les “Z-blogueurs” − se sont indignés de ces méthodes tout en appelant leurs suiveurs (qui se comptent en millions) à voter pour Elbrouz. “On tente de faire d’un symbole de la corruption et du vol d’État un emblème du Caucase”, écrit par exemple l’un d’eux, cité par Meduza. Tous sont convaincus que la montée en flèche du vote en faveur de Grozny-City est le résultat d’une campagne organisée depuis la capitale tchétchène.
Aussi, la plupart des va-t-en-guerre russes ne portent pas dans leur cœur Ramzan Kadyrov et ses milices, qu’ils accusent de “parader” au front ukrainien au détriment des autres soldats. Fait rare, ils s’indignent aussi ouvertement du soutien dont cet homme peut encore bénéficier de la part du Kremlin. Un sentiment régulièrement alimenté par l’intéressé lui-même, qui n’hésite pas à critiquer bruyamment l’action de certains généraux russes. Selon le journal en ligne Gazeta.ru, au moment de l’annulation du vote, Elbrouz avait recueilli 1,225 million de voix, tandis que Grozny-City en avait obtenu 1,064 million.