ENTRETIEN – Dans son best-seller mondial, 4000 semaines, le journaliste star du Guardian déconstruit l’obsession moderne de l’optimisation du temps. Rencontre avec un productiviste repenti.
Son livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. Avec 4 000 Semaines – le titre évoque la durée de vie d’un individu de 80 ans –, Oliver Burkeman, auteur et journaliste anglais (The Guardian), démontre combien les techniques de gestion du temps, au lieu de nous alléger, nous poussent à charger davantage encore nos journées. Toujours plus productifs, nous sommes aussi plus débordés et plus stressés. «Retrouver le fil du temps et cesser cette course sans fin ne s’organise pas mais se décide», avance Oliver Burkeman. «Pour cela, poursuit-il, il faut d’abord admettre sa propre finitude.»
Madame Figaro. – La thèse de votre livre est simple : les techniques de gestion du temps ne fonctionnent pas, affirmez-vous d’emblée. Elles nous rendraient même plus débordés et plus anxieux. Qu’est-ce qui vous a mené à cette conclusion ?
Olivier Burkeman. – Il n’y a rien de mal à vouloir devenir plus efficace. Mais ce que dit mon livre, en peu de mots, c’est que vouloir gérer son temps, au sens de le contrôler, est illusoire. Plus vous vous efforcez de le faire se plier à votre programme, plus il vous échappe. Plus on dégage de temps, plus on accomplit de choses – et la liste de ce que nous avons à faire est infinie. Moi-même, à une période de ma vie, je suis devenu un vrai «geek de la productivité» : j’étais toujours au courant des dernières techniques pour répondre aux e-mails plus rapidement, réussir à écrire tous les articles qu’on me commandait, venir au bout de mes to-do lists, à grand renfort de carnets, Post-it, codes sophistiqués et stylos de couleur. Je voulais à tout prix être ce «type fiable» à qui l’on peut tout demander. Cela n’a eu pour effet que de me rendre toujours plus stressé et finalement malheureux. Or, il existe une façon bien plus calme et plus efficace de vivre, qui ne demande pas ce niveau de contrôle.
Laquelle ? Comment s’y prendre pour retrouver le sens ou la maîtrise du temps ?
Justement en admettant qu’il est limité, et que l’on ne pourra pas tout faire. Cela demande de regarder la réalité bien en face : la durée de vie moyenne d’un individu est très courte. Ceux qui atteindront l’âge de 80 ans n’auront vécu qu’un peu plus de 4 000 semaines… Accepter de composer avec cette finitude, c’est se demander ce que l’on veut vraiment accomplir. Comment voulez-vous marquer – si tant est qu’on laisse vraiment une trace sur le long terme – votre passage sur terre ? Qu’est-ce qui est vraiment important pour vous ? Se poser ces questions est la seule façon de retrouver un sentiment de maîtrise, de sortir du FOMO (Fear of Missing Out, la peur de manquer quelque chose, NDLR). Avec qui voulez-vous vraiment passer vos soirées ? Sur quoi voulez-vous concentrer votre action ? Qui allez vous décevoir ? Ce fil directeur apporte une liberté immense…
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Celle de ne plus être en permanence débordés ?
Je dirais même «occupés.» Dans un monde régi par la productivité, nous sommes devenus obsédés par la performance. Or, plus nous « gagnons du temps », plus nous le remplissons de nouvelles tâches. C’est un cercle vicieux : si vous construisez une troisième voie pour désengorger une autoroute toujours bouchée, le résultat auquel vous arriverez est qu’elle sera empruntée par plus de nouvelles voitures. Il en va de même dans la vie professionnelle : plus vous avez la réputation d’être réactif, plus on vous écrira, ou plus on vous chargera de travail. L’innovation technique et technologique, l’invention du micro-ondes ou de la machine à laver auraient dû alléger nos journées. Au lieu de quoi, attendre trois minutes qu’un plat chauffe nous semble interminable. Lancés dans une course sans fin, il nous paraît normal de croire – c’est l’essence même du capitalisme — que nous devons absolument faire plus que ce que nous pouvons faire.
Quand votre approche recommande, au contraire, de reconnaître que c’est impossible…
Absolument, et ce n’est pas un message déprimant, sans ambition, au contraire ! Il faut le voir comme une grande autorisation à se concentrer sur ce qui compte vraiment pour vous, et à lâcher prise sur le reste. C’est le «connais-toi toi-même» de Socrate – on en revient toujours là… Cette approche nous invite à profiter du temps pour faire les choses qui nous épanouissent. Et arrêter de faire ce qui nous ennuie, ce qui n’est vraiment pas nous, ou ce qui ne nous fait pas sentir vivants. Ces trois points sont très importants. On n’y arrive pas toujours, il faut parfois vraiment répondre à ses e-mails. (Rires.) Mais on peut veiller à maintenir un équilibre.
« Connais-toi toi-même » de Socrate, est une approche qui nous invite à profiter du temps, pour faire les choses qui nous épanouissent
Olivier Burkeman
Comment résister à la pression du quotidien, des urgences, des e-mails et de l’agenda ?
Changer de perspective peut aider. On peut envisager ses journées en quantité de temps (combien de temps est-ce que je dédie à ce qui compte vraiment ?) plutôt qu’en quantité de tâches accomplies. Trop souvent, nous repoussons à plus tard ce qui nous intéresse le plus pour répondre aux sollicitations ou aux distractions, messages WhatsApp… Je propose de faire l’inverse : de commencer la journée avec ce qui est important pour nous ou qui demande du temps long. Et, seulement après, d’affronter les urgences. «Pay yourself first with time», dit-on en anglais («Payez-vous d’abord avec du temps»).
«Retrouver le temps» implique aussi de se reposer ?
On nous apprend tellement que tout doit aller vite : nous sommes devenus drogués à la rapidité. Même quand on trouve le temps de lire, et alors qu’on était un lecteur passionné, on a parfois du mal à finir un chapitre, car notre esprit cavale sans relâche. Nous n’arrivons plus à nous poser ni à nous reposer. Par ailleurs, on considère aujourd’hui le repos comme une condition pour être plus productif… Pourquoi des vacances au bord de l’océan, un dîner entre amis, une grasse matinée devraient-ils être justifiés par une amélioration de la performance ? Pourquoi envisager ces moments en termes de retour sur investissement ? Cela ne fait aucun sens, et pourtant la culture du repos comme fin en soi est quasiment devenue subversive. D’où l’importance, quand on prend enfin ce temps «pour rien», de ne pas attendre, au début, qu’il soit agréable. Il faudra peut-être y aller progressivement : commencer par cinq ou dix minutes, au départ. Avant de rapprivoiser le sentiment de calme, de paix, que l’on a fini par oublier.
Comment s’y prendre, concrètement ?
Je trouve que s’adonner à ses hobbys, ses passe-temps préférés, même si c’est très démodé, juste parce que l’on aime l’expérience qu’ils nous font vivre, sans objectif de performance, fait beaucoup de bien. Personnellement, j’aime jouer au piano, même si je ne suis pas très bon : je m’y adonne sans aucune pression – j’ai tout de même acheté un casque pour épargner ma famille… Pour d’autres, il peut s’agir de jardiner, de marcher, d’écouter de la musique… Toutes ces choses qui ne sont jamais une priorité… Mais qu’y a-t-il de plus important ?
Je propose de commencer la journée avec ce qui est important pour nous ou qui demande du temps long. Et, seulement après, d’affronter les urgences
Olivier Burkeman
«Nous sommes devenus impatients», écrivez-vous. Pour retrouver le sens du temps, faut-il réapprendre la patience, cet «antidote au temps qui file» ?
L’idée n’est pas de ralentir (comme le proposent les mouvements slow food ou slow life), mais de contrôler la vitesse. Être patient, c’est déjà avoir la volonté de résister à la tendance générale à l’accélération. Aujourd’hui, au travail, tout doit se résoudre vite. Or, parfois, c’est en acceptant que certaines choses prennent du temps, en se donnant celui de la réflexion et de la décision, que l’on va beaucoup plus vite. On apprend à apprivoiser ce léger inconfort qui consiste à ne pas avoir de solution immédiate. On développe un goût pour l’endurance, la persévérance, le pas d’après. Et on se trompe moins de chemin.
Qu’avons-nous appris du confinement ?
Cette période si étrange nous a rappelé l’essentiel. L’importance de ce que j’appelle une «vie modestement significative.» Des gestes aussi habituels et quotidiens que de pouvoir sortir de chez soi. Ce moment nous a rappelé l’importance du lien, de la connexion entre les êtres. Quand on a pu à nouveau sortir, on a choisi où l’on voulait vraiment aller, qui l’on voulait vraiment revoir. Comme dans une sorte de «curation» de notre existence, où une Marie Kondo serait venue faire un grand rangement…
4 000 Semaines. Antimanuel de gestion du temps à l’usage des mortels, d’Oliver Burkeman, First Éditions, 304 p., 19,95 €.
Service Presse