Le Zouave boit la tasse pour la première fois. La statue en pierre du pont de l’Alma, vigie parisienne du niveau de la Seine, n’avait jamais vu l’eau monter autant. Lors de la dernière grande crue centennale, en 1910, le fleuve s’était élevé à 8,62 mètres. Le Zouave en avait alors jusqu’aux épaules. Cette fois-ci, le record est battu. Les quais baignent sous les eaux brunâtres, les routes attenantes se transforment en piscine. Seul un endroit semble curieusement résister aux flots débordants, entre les ponts de l’Alma et des Invalides. Des montants métalliques d’environ deux mètres recouverts d’une bâche étanche, elle-même sécurisée par de lourdes chaînes, sont disposés en ovale. Au centre, rien de visible. Ces 350 aquabarrières sont pourtant cruciales à la protection d’un des postes sources parisiens d’Enedis, installé en sous-sol, à quelques mètres seulement du lit du fleuve. Sans lui, près de 32 000 foyers du secteur se retrouveraient dans le noir.

Si le scénario d’une telle crue catastrophe reste fictif, il n’en demeure pas moins très étudié – L’Express s’en faisait écho l’an dernier. La capitale s’y prépare cette semaine dans un exercice grandeur nature. L’eau et l’électricité ne faisant pas bon ménage, le gestionnaire du réseau Enedis en profite pour faire ses gammes autour de ce poste source. L’un des plus « sensibles » en cas de forte crue avec celui du secteur de Javel, non loin du pont Mirabeau. Tous les deux sont enterrés, avec certains étages se trouvant sous le niveau du fleuve. Ce qui les expose à plusieurs risques d’inondations : par le haut si la Seine déborde ; par le bas si le niveau des nappes phréatiques remonte ; par les côtés en cas d’infiltrations.

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« Paris est un gruyère, résume Nicolas Perrin, directeur régional d’Enedis pour Paris. Il y aura forcément des gens privés d’électricité en cas de crue. Dans un scénario similaire à 1910, près de 500 000 foyers seraient touchés en Ile-de-France. Les personnes ayant les pieds dans l’eau le comprennent. Mais ceux qui sont au sec ont plus de mal à l’entendre. Notre objectif, dans les prochaines années, est de réduire de 90 % le nombre de clients coupés mais non inondés. »

Aquabarrières et système de pompage

Enedis cherche à colmater autant de failles que possible dans son tentaculaire – mais invisible – réseau parisien. Le gestionnaire dépense près de 140 millions d’euros annuels pour des travaux, dont une partie pour l’adaptation et la résilience de ses installations. Les 36 postes sources réparties dans la ville (31 en immeubles, 5 sous terre) sont en première ligne, puisqu’ils assurent l’interface avec le réseau haute tension de RTE. Près de 5 millions d’euros ont été investis dans celui d’Alma, construit dans les années 1970 « avec le foncier qui était disponible », précise Nicolas Perrin. Autrement dit : il a fallu optimiser, et il le faut encore.

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En plus des aquabarrières en surface, d’autres protections étanches sont installées à chaque niveau devant l’immense transformateur et les rangées de câbles, cachés derrière des portes dignes d’un sous-marin. L’édifice possède aussi un système de pompage à tous les étages : une montée anormale est automatiquement détectée, et l’eau évacuée en surface. Un million d’euros de plus ont été débloqués pour des travaux complémentaires, par exemple remonter des batteries dans les étages supérieurs.

Un réseau en toile d’araignée

Quand le Zouave a les chevilles dans l’eau, soit environ cinq mètres de crue, les quais sont fermés depuis longtemps, la navigation fluviale interrompue. Enedis passe alors en mode alerte pour minimiser les impacts. « Tous nos dispositifs sont prévus pour retarder au maximum le moment de mise hors tension, détaille Nicolas Perrin. Ceci afin d’éviter les risques de court-circuit et d’endommager les équipements qu’il faudrait changer une fois la décrue passée. Car un caisson étanche n’est pas fait pour assurer le fonctionnement du matériel, mais pour le préserver des saletés charriées par les eaux. » Si l’installation d’Alma est menacée, les opérateurs l’éteignent à distance et basculent les consommateurs sur les postes sources les plus proches. « Il n’est cependant pas certain, en cas de crue, de pouvoir assurer la résilience des postes adjacents », convient le directeur régional. Dans les cas les plus extrêmes, des postes sources mobiles peuvent être déployés en une centaine d’heures. Mais toujours à proximité d’un nœud du réseau, même s’il est hors d’usage.

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Cette redondance est constamment renforcée par Enedis : un système en toile d’araignée, où un fil endommagé peut aussitôt être compensé par deux autres. La logique est similaire pour les 5 000 postes de distribution qui assurent la jonction, dans un deuxième temps, avec les coffrets électriques, souvent installés au pied des immeubles ou en sous-sol. « La dépendance énergétique constitue la première source de vulnérabilité des systèmes urbains. À l’échelle locale, la perte de réseau électrique mais aussi de ceux qui en dépendent directement (alimentation en eau potable, assainissement, télécommunications) pose de nombreuses questions en termes de capacité de maintien des populations dans leur logement pendant plusieurs jours », note l’Institut Paris Région. L’arrêt ou le dysfonctionnement « d’installations d’importance vitale localisées en bordure de la Seine, de la Marne ou de l’Oise compliqueraient encore davantage les conditions de vie et d’approvisionnement de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’habitants supplémentaires », ajoute-t-il.

En 1910, Paris était bien moins urbanisée. Il avait tout de même fallu attendre plusieurs mois pour que la majorité des évacués puissent revenir chez eux. Le coût de la crue a été estimé à 1,6 milliard d’euros. « À l’époque, les pertes humaines sont limitées, mais les dégâts matériels massifs. Des réseaux souterrains (électricité, téléphone, métro) sont partiellement détruits. En 2025, les enjeux sont décuplés : infrastructures critiques, immeubles de grande hauteur, hôpitaux et data centers sont aujourd’hui exposés », pointe la Caisse Centrale de Réassurance (CCR). La facture d’un tel scénario s’élèverait aujourd’hui, selon une estimation de l’OCDE, à près de 30 milliards d’euros de dommages directs. Et du double dans les cinq années suivantes. Avec ses investissements, Enedis espère bien limiter les dégâts et maintenir la lumière dans Paris. Sous l’œil toujours attentif de l’immuable Zouave du pont de l’Alma.