Olivier Faure lors du discours de politique générale de Sébastien Lecornu le 14 octobre.

SERGE TENANI / Hans Lucas via AFP

Olivier Faure lors du discours de politique générale de Sébastien Lecornu le 14 octobre.

POLITIQUE – Les socialistes exultent. Enfin une victoire. Ils en ont engrangé si peu ces derniers temps. Lorsque le Premier ministre a annoncé à la tribune de l’Assemblée nationale « suspendre la réforme des retraites jusqu’à l’élection présidentielle », bon nombre d’entre eux ont d’ailleurs applaudi. « C’est une immense victoire pour le mouvement social, la plus grande depuis le retrait du CPE en 2006 », s’est enthousiasmé le député PS Philippe Brun quelques heures plus tard.

Conscient qu’il s’agissait de la seule manière d’éviter la censure, Sébastien Lecornu a abattu cette carte redoutable et à double tranchant lors de sa déclaration de politique générale. « Je ressens ce que la dernière réforme a provoqué : des tensions, des inquiétudes, de la lassitude », a-t-il justifié, alors que le texte repoussant l’âge légal de départ à 64 ans avait été adopté au forceps en 2023.

Véritable traumatisme pour le peuple de gauche, pour les syndicats et pour une part importante des travailleurs, qui avaient le sentiment, malgré les manifestations et les grèves, de n’avoir pas su se faire entendre, cette réforme n’a jamais quitté le débat public. Elle a irrigué le programme du Nouveau Front populaire, qui proposait son « abrogation immédiate », et a même été au cœur d’un « serment solennel » noué en juin 2023 par l’ensemble des forces de gauche, du Parti socialiste à La France insoumise.

Emmanuel Macron en a tellement fait un totem, et un marqueur de son ADN de « réformateur », que ce recul est notable. « C’est une grande victoire. Bravo aux travailleurs qui se sont battus avec beaucoup de dignité en 2023. Il y avait besoin de réparer la blessure démocratique de l’adoption de cette réforme », a applaudi la secrétaire générale de la CFDT Marylise Léon ce 15 octobre sur France Inter, pointant « la bonne articulation entre le combat syndical et politique ».

Le PS entourloupé ?

Mais cette apparente victoire, censée justifier à elle seule la non-censure des socialistes, se révèle beaucoup plus pernicieuse. À tel point que beaucoup se demandent aujourd’hui si Sébastien Lecornu ne les a pas entourloupés. D’abord parce qu’il n’a révélé que très tardivement la façon dont il comptait suspendre cette réforme, donnant une impression d’amateurisme au sein du PS. Ainsi Olivier Faure a-t-il assuré sur BFMTV le 15 octobre au matin que la suspension passerait par l’adoption d’une loi spécifique au Parlement, avant d’être fermement contredit par le Premier ministre l’après-midi qui, lors des questions au gouvernement, a révélé que cela prendrait plutôt la forme d’un amendement intégré au budget de la Sécurité sociale.

Une façon habile de coincer le PS, contraint de voter le budget de la Sécurité sociale dans son entièreté s’il veut faire passer la suspension de la réforme des retraites. Or, la copie présentée par le gouvernement contient des mesures qui, pour l’essentiel, feraient fuir n’importe quel électeur socialiste, à commencer par le gel des pensions de retraite et des allocations sociales ou encore la baisse du remboursement de certains soins, notamment pour les personnes atteintes de maladies chroniques. « Comment peut-on se faire rouler dans la farine comme cela ? », interroge le coordinateur de La France insoumise Manuel Bompard. « Députés socialistes, il est encore temps de vous ressaisir et de censurer ! », insiste son collègue Paul Vannier. Au RN non plus, on n’y croit pas. « Je mets au défi les députés socialistes d’apporter aujourd’hui la preuve concrète qu’ils ont les moyens d’obtenir la suspension de la réforme des retraites au-delà que dans un slogan », leur a lancé le député Jean-Philippe Tanguy.

Voter le budget dans son entièreté

Avant que la suspension de la réforme des retraites ne devienne réalité, il faudra en tout état de cause en passer par un chemin sinueux. Dans l’hémicycle, l’amendement ne devra souffrir d’aucune obstruction parlementaire pour avoir le temps d’être examiné puis d’être voté, il ne devra pas être retiré en commission mixte paritaire (CMP) à majorité de droite et enfin il devra s’inscrire dans un budget lui-même voté. Dans le cas contraire, et notamment si le gouvernement passe par ordonnances faute de pouvoir faire voter son budget, alors il reprendra sa copie initiale… qui ne contient pas la suspension de la réforme des retraites.

Autre danger pour le PS : que l’abandon du 49.3 mis sur la table par Sébastien Lecornu soit tout sauf un cadeau. « Avec le 49.3, les socialistes pouvaient encore se dédouaner de toute responsabilité, négocier l’inclusion de quelques amendements et retourner devant leurs électeurs avec des trophées symboliques. Mais s’ils doivent cette fois assumer le vote du budget Lecornu, ils entreront de facto dans le périmètre de la majorité », met en garde le constitutionnaliste Benjamin Morel dans L’Opinion. Pour avoir un budget final qui leur convienne, et qui ne les oblige pas à avaler trop de couleuvres, les socialistes vont surtout devoir être présents jour et nuit dans l’hémicycle pour pousser leurs amendements.

« Pas satisfaisant » pour la CGT

Cette perspective fait grincer des dents en interne. Outre le député PS de la Drôme Paul Christophle, trois élus ultramarins (Jiovanny William, Philippe Naillet et Elie Califer) ont fait savoir qu’ils voteraient la censure. « Il y a une victoire que nous avons obtenue, c’est celle des retraites. Mais nous n’en avons pas entendu assez sur la justice fiscale et le pouvoir d’achat », a estimé Paul Christophle sur BFMTV, comme pour rappeler à son parti que le seul décalage dans le temps de l’application de la réforme Borne ne doit pas suffire à laisser Sébastien Lecornu en place. La colère monte aussi chez les militants et cadres locaux. « On s’est fait piéger par les macronistes, une fois de plus. Évitez de prolonger la honte, votez la censure », enrage le secrétaire de la section PS de Charente Arsène Dehec.

D’autant que la CGT ne salue pas particulièrement la concession du Premier ministre. « On ne suspend pas une injustice, on l’abroge. Cette suspension est un décalage qui va être payé par le gel des pensions, donc les retraités actuels, et par le gel des prestations sociales. Ce n’est pas satisfaisant », a tonné Fabienne Rouchy, membre du bureau confédéral du syndicat.

Le pari des socialistes paraît d’autant plus hasardeux qu’ils s’isolent du reste de la gauche, et notamment de leurs partenaires écologistes avec qui ils espèrent bâtir une primaire pour 2027. Dans le même temps, se rapprocher de la Macronie pourrait être potentiellement dévastateur, à un moment où le chef de l’État est particulièrement impopulaire. Deux tiers des Français désapprouvent le maintien à Matignon de Sébastien Lecornu, selon un sondage Odoxa-Backbone pour Le Figaro paru ce mardi 15 octobre. Contre une promesse, toujours floue, sur les retraites, le parti d’Olivier Faure a décidé de le maintenir en poste.