Les appels au cloud souverain résonnent de plus en plus dans une Europe dont les entreprises restent structurellement dépendantes des acteurs numériques américains. « Il faut, au niveau européen, faire émerger une offre industrielle alignée sur les besoins des entreprises », presse Samuel Durand, fondateur et directeur technique de Databack, l’un des leaders français de la récupération de données.

En Europe, le cloud reste invariablement américain. Une réalité historique, liée à « l’entrée très précoce d’hyperscalers américains, comme Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure ou encore Google, sur le marché du cloud », selon Samuel Durand. Ces trois géants contrôlent aujourd’hui plus de 70 % du cloud européen, ne laissant aux acteurs européens qu’une part marginale d’un trésor en croissance continue. Ils peuvent d’ailleurs compter sur des investissements colossaux&nbsp: chacun devrait investir entre 75 et 100 milliards d’euros, en 2025, dans l’IA et leurs datacenters, renforçant une domination déjà absolue.

Les acteurs asiatiques sont aussi lancés dans une stratégie de conquête assumée, avec notamment Alibaba Cloud, filiale du leader chinois du e-commerce, qui vient d’annoncer l’implantation de nouveaux datacenters en France et aux Pays-Bas à partir de 2026. Tencent Cloud, un autre géant asiatique, se réjouit d’une « croissance à deux chiffres » sur le continent.

Au niveau européen, nos champions, dont le français OVH Cloud, restent encore bien éloignés des plus hauts standards internationaux, alors même que la croissance du cloud en Europe explose. « Nous parlons d’un marché estimé à plus de 750 milliards de dollars en 2024, avec un taux de croissance annuel vertigineux, qui dépasse les 20 % jusqu’en 2030 », poursuit le directeur technique de Databack.

La domination américaine coûte 264 milliards de dollars par an aux entreprises européennes

Une situation de dépendance, dont les implications économiques sont majeures. Chaque année, les entreprises européennes dépenseraient 264 milliards de dollars par an en se tournant vers des offres cloud et des solutions logiciels américaines, selon Antares et le Cigref, dans une étude de référence rendue publique en avril dernier.

« Une réorientation, même mineure, de ces dépenses vers des acteurs européens soutiendrait non seulement l’emploi, mais encore les filières tech’ européennes », veut croire Samuel Durand. L’étude estime ainsi que 500 000 emplois pourraient être créés en Europe, si les entreprises européennes fléchaient 15 % de ces 264 milliards d’euros vers des acteurs continentaux.

Mais un cloud souverain, c’est aussi une brique supplémentaire de sécurité pour les utilisateurs, garantissant une conformité totale aux exigences européennes et « une meilleure récupération des données en cas d’attaque par ransomware ou incident physique sur un datacenter », explique le directeur technique de Databack, qui agit de plus en plus dans un environnement cloud.

Encore faut-il que l’offre européenne s’aligne sur une demande en croissance. Patrick Pouyanné, patron de Total, s’était ainsi ému de n’avoir pas eu d’autres choix que Google, Amazon ou Microsoft pour son choix de cloud, en marge du dernier forum InCyber. La prestigieuse École Polytechnique a, quant à elle, migré vers Microsoft, suscitant, en mai 2025, un petit émoi dans l’écosystème tech’ français.

Face à la sur-domination américaine, les pays européens sonnent pourtant la mobilisation générale et tentent d’apporter une réponse industrielle solide. L’initiative européenne Gaia-X cherche, depuis 2020, à favoriser le déploiement d’écosystèmes de données fondés sur la confiance. L’Alliance européenne pour les données industrielles tente de fédérer les acteurs industriels continentaux pour faire émerger une position commune à l’échelle du continent. Bleu, une joint-venture rassemblant Orange et Capgemini, vise à créer une infrastructure de confiance dotée de la qualification SecNumCloud, la référence du secteur. « Mais la structure reste adossée à Microsoft Azure », tempère Samuel Durand.

Les hyperscalers américains se lancent dans la course du cloud souverain européen

Une réalité qui risque de durer. Depuis plusieurs mois, les principaux hyperscalers se positionnent sur le marché des clouds souverains européens, faisant ainsi de la confiance le cœur de leur offre commerciale dans un contexte de guerre douanière de plus en plus ouverte avec Donald Trump. « C’est aussi un moyen, pour les hyperscalers, de se prémunir de la montée en puissance d’acteurs cloud alternatifs, dont les services pourraient attirer des entreprises européennes en quête de confiance », explique Samuel Durand.

Microsoft veut ainsi augmenter de 40 % ses capacités de datacenters, tout en nouant des partenariats avec des acteurs locaux&nbsp: Bleu en France ; Delos Cloud GmbH et Arvato Systems en Allemagne. Le tout, sous la houlette d’un centre administratif entièrement européen, chargé de s’assurer de la conformité de son cloud avec un cadre européen qui voit s’enchaîner les directives et règlements, comme le Digital Operationnel Resilience Act (DORA), le Cyber Resilience Act (CRA) ou encore la directive NIS 2. À la fin de l’année, Amazon devrait lancer AWS European Sovereign Cloud.

Google a récemment renforcé son Google Cloud Data Boundary, permettant aux utilisateurs de savoir où les données sont stockées — et donc sous quel régime juridique. Mais la perspective de clouds souverains dopés par des entreprises américaines reste un vœu pieux, pour de nombreux observateurs. « Tous ces acteurs restent soumis à l’extraterritorialité du droit américain, ce qui suppose qu’ils doivent se plier aux demandes des autorités fédérales », résume Samuel Durand.

Pour sortir de la dépendance, un nouvel appel à projets a été lancé en avril dernier en France, sous la houlette de Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique. Il est déjà doté de 100 millions d’euros de fonds publics, et a réussi à attirer quelques acteurs privés. Un nouveau jalon, encore modeste, pour faire face au raz-de-marée américain.