Transmise par Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) à son unique élève, Jeanne Baudot, l’œuvre avait ensuite été conservée par ses héritiers jusqu’à aujourd’hui. Elle a été présentée le 16 octobre à l’hôtel Drouot à Paris, en prévision de sa vente, le 25 novembre, par Christophe Joron-Derem. Faisant partie des nombreux portraits que Renoir réalisa de ses enfants, cette huile sur toile datant d’avant 1910 immortalise le lien qui unissait son fils Jean à sa nourrice Gabrielle Renard, également modèle du peintre. Estimée entre 1 million et 1,5 million, l’œuvre raconte, de Gabrielle à Jeanne, l’importance de figures féminines dans la vie du peintre.

 

À regarder aussi :

Dans l’intimité du peintre

C’est une scène intime et intemporelle que livre Renoir avec ce double portrait. Il y a capté​ ​​un moment de tendresse entre une jeune femme et un petit garçon assis sur ses genoux, occupés à jouer avec des figurines. Le petit format de la toile (55 x 66 cm), en parfait état de conservation, et le cadrage rapproché contribuent à donner un sentiment de proximité avec la scène. Mais aussi ses couleurs, douces et chaudes. Le rose et le blanc éclatant des vêtements, répondant à ceux des carnations, ainsi que le fondu de la touche, achèvent de faire pénétrer le spectateur dans l’atmosphère d’une nurserie.

Pierre-Auguste Renoir, L’enfant et ses jouets – Gabrielle et le fils de l’artiste, Jean, avant 1910, huile sur toile, 54,2 x 65,5 cm. Estimation : 1 million - 1,5 million d’euros © Drouot

Pierre-Auguste Renoir, L’enfant et ses jouets – Gabrielle et le fils de l’artiste, Jean, avant 1910, huile sur toile, 54,2 x 65,5 cm. Estimation : 1 million – 1,5 million d’euros © Drouot

Ce regard bienveillant et tendre, Renoir le posa sur le deuxième de ses trois fils, Jean, le futur grand cinéaste, et sur sa nourrice, engagée à sa naissance en 1894. Rentrée à 16 ans au service du couple, Gabrielle Renard, qui était la cousine d’Aline Charigot, l’épouse du peintre, s’occupera durant vingt ans de Jean, puis de Claude. Avec ce tableau, sont réunies ses deux activités chez les Renoir : celui de nourrice mais aussi de modèle, l’une des préférées de l’artiste. Gabrielle à la rose, Gabrielle au jardin, Gabrielle à la chemise ouverte… reconnaissable à ses cheveux noirs et aux mèches qui encadrent son visage, la jeune femme a été représentée plus de 150 fois par Renoir.

Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle à la rose, 1911, huile sur toile, musée d'Orsay. ©Wikimedia Commons/The Yorck Project

Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle à la rose, 1911, huile sur toile, musée d’Orsay. ©Wikimedia Commons/The Yorck Project

Comment faire tenir tranquille les petits modèles ?

Contrairement aux apparences, cette scène intime n’a pas été saisie sur le vif, à l’improviste. Elle est le fruit de longues séances de poses, au cours desquelles Renoir exécuta de nombreux croquis et esquisses préparatoires. En témoigne une sanguine et fusain sur papier de 1895, représentant une scène similaire où Gabrielle, vêtue d’une chemise du même coloris, tient dans une main ce qui semble être un coq. Le dessin, passé chez Christie’s en 2012, a probablement servi à la réalisation de cette huile sur toile.

Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle et Jean Renoir, 1895, sanguine et fusain sur papier, 65 x 54 cm, vendu en 2012 chez Christie’s pour 481 000 euros © Christie’s

Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle et Jean Renoir, 1895, sanguine et fusain sur papier, 65 x 54 cm, vendu en 2012 chez Christie’s pour 481 000 euros © Christie’s

Pierre-Auguste Renoir commença en effet à peindre son fils dès ses un an, au côté de sa nourrice, à qui il revenait de distraire l’enfant remuant. Des séances de poses qui laisseront une trace dans la mémoire de Jean Renoir : « Quand j’étais encore tout petit, trois, quatre ou cinq ans, il ne choisissait pas lui-même la pose, mais profitait d’une occupation qui semblait me faire tenir tranquille ». Des figurines d’animaux de ferme retiennent ainsi l’attention du petit Jean dans plusieurs tableaux. En tout, son père réalisera une soixantaine de peintures, dessins et pastels de son fils, entre 1895 et 1910. Il représentera également son dernier-né, Claude, et d’autres enfants, faisant de ces portraits de la douceur de l’enfance un sujet de prédilection de Renoir. L’expression des sentiments dans sa peinture sera au cœur de l’exposition que lui consacrera le musée d’Orsay à partir du 17 mars 2026 : « Renoir et l’amour ».

Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle, Jean et une petite fille, 1895, huile sur toile, 64 x 80 cm, New York, Collection E. Jonas © Wikimedia Commons

Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle, Jean et une petite fille, 1895, huile sur toile, 64 x 80 cm, New York, Collection E. Jonas © Wikimedia Commons

Le tableau présenté à Drouot s’apparente plus particulièrement à un ensemble peint entre 1895 et 1896, ayant pour sujet Gabrielle et Jean. Celui-ci comprend notamment une toile conservée à la National Gallery of Art de Washington dont le sujet est précisément le même que celui de l’œuvre bientôt vendue aux enchères. Identiques en apparence, à de subtils détails près (comme le sourire de Gabrielle), les deux œuvres partagent également la même provenance. Elles furent transmises à Jeanne Baudot puis à son héritier, qui vendit cependant le tableau de Washington à Durand-Ruel, en 1962. Une huile sur toile, à un stade plus esquissé et présentant quelques variantes (la couleur de la robe, les figurines) est conservée au musée de l’Orangerie depuis 1977. La datation des œuvres conservées à Washington et Orsay, entre 1895 et 1896, inciteraient à dater de la même période la toile réapparue sur le marché de l’art.

Pierre-Auguste Renoir, Enfant avec des jouets - Gabrielle et le fils de l’artiste, Jean, 1895-1896, huile sur toile, 54,3 x 65,4 cm, Washington, National Gallery of Art © Washington, National Gallery of Art

Pierre-Auguste Renoir, Enfant avec des jouets – Gabrielle et le fils de l’artiste, Jean, 1895-1896, huile sur toile, 54,3 x 65,4 cm, Washington, National Gallery of Art © Washington, National Gallery of Art

Une nourrice qui était aussi « un Renoir »

Restée proche du peintre jusqu’à sa mort en 1919, Gabrielle Renard continuera d’occuper une place importante dans la vie de ses fils. Partie vivre aux États-Unis après s’être mariée à un Américain, elle s’installera à Los Angeles en 1941 à la demande de Jean Renoir, qui y réside, et le côtoiera jusqu’à son décès, en 1959. À cette occasion, Claude Renoir avait livré ses souvenirs d’enfance dans un texte publié par Paris Match la même année : « De ma petite enfance, je conserve l’image d’une brune resplendissante, pleine de vigueur, avec une peau claire, colorée… Mais aujourd’hui il y a un mot pour dire tout cela : mon souvenir c’est… « un Renoir » ». Le texte est illustré d’une photographie de Jean Renoir, posant à côté d’un chevalet où est installé le tableau le représentant enfant au côté de Gabrielle, un coq à la main. S’agit-il de la version de Washington ou celle mise aux enchères aujourd’hui par Drouot ?

Pierre-Auguste Renoir, L’enfant et ses jouets – Gabrielle et le fils de l’artiste, Jean, avant 1910, huile sur toile, 54,2 x 65,5 cm. Estimation : 1 million - 1,5 million d’euros © Drouot

Pierre-Auguste Renoir, L’enfant et ses jouets – Gabrielle et le fils de l’artiste, Jean, avant 1910, huile sur toile, 54,2 x 65,5 cm. Estimation : 1 million – 1,5 million d’euros © Drouot

Jeanne et les deux petits Jean

Peut-être en hommage à son rôle de marraine de Jean Renoir, Jeanne Baudot reçu les deux tableaux représentant son filleul. Née en 1877 dans un milieu bourgeois, Jeanne Baudot, qui souhaitait devenir peintre, fit la connaissance de Renoir en 1994, par l’intermédiaire du collectionneur Paul Gallimard. Elle devint l’élève et l’amie proche du peintre, qui installa, entre 1897 et 1914, son atelier dans l’immeuble où vivaient Jeanne et sa famille, à Louveciennes, haut lieu de l’impressionnisme.

Pierre-Auguste Renoir, Étude, Jeanne Baudot en chapeau vert, 1896, huile sur toile, 23,3 x 18,8 cm, vendu chez Christie’s en 2016 pour 374,500 livre sterling © Chriestie’s

Pierre-Auguste Renoir, Étude, Jeanne Baudot en chapeau vert, 1896, huile sur toile, 23,3 x 18,8 cm, vendu chez Christie’s en 2016 pour 374,500 livre sterling © Chriestie’s

Les Baudot y recrutèrent une gouvernante, arrivée avec son fils, Jean Griot, dont Jeanne Badot contribua à l’éducation, devenant sa mère spirituelle. Elle fit de lui son héritier, lui léguant notamment les deux Renoir. Jean Griot connut une brillante carrière : résistant, il fit partie du cabinet du général de Gaulle, avant d’entamer une carrière de journaliste au Figaro, où il fut nommé rédacteur en chef, puis directeur. Outre ces deux tableaux, Jean Griot, décédé en 2011, hérita de plusieurs œuvres de Renoir, dont un portrait de Jeanne Baudot, vendu en 2019 par Christophe Joron-Derem à Drouot. L’histoire de l’œuvre qui sera proposée à la vente le 25 novembre ne devrait pas manquer d’intéresser les acheteurs (l’acquéreur se verra en outre remettre une correspondance intime entre Jean Renoir et Jeanne Baudot). En 2025, La leçon d’écriture, une toile de 1905 représentant Gabrielle et Claude, a été adjugé 2 399 500 euros chez Christie’s.

The collection of Henri Canonne